Revue Incise 7 : Claire Thouvenot, « Comment voulons-nous vivre ? A partir de Boris Arvatov ».

La pauvreté de l’imaginaire politique actuel suffit à donner sa valeur d’oxygène au titre de Claire Thouvenot – « Comment voulons-nous vivre ? » Cette question ouvre un texte peuplé d’intuitions, de désirs et de fulgurances qui sont très loin de nous et qui, à ce titre, nous des-asphyxient. La Russie avant-gardiste des années vingt ou comment nous étonner, c’est-à-dire commencer à penser.

 

Comment voulons-nous vivre ? À partir de Boris Arvatov

« Nos objets dans nos mains doivent être aussi des égaux, des camarades, et non pas des esclaves moroses, comme ici [en pays capitaliste]. »

Aleksandr Rodtchenko à Varvara Stepanova, 1925


Comment voulons-nous vivre ? La question affleure, ou peut surgir, dans les moments en apparence les plus anodins de notre vie quotidienne, et on peut s’étonner après un instant de réflexion qu’un détail anecdotique puisse reconduire à une question si large. Elle peut suivre la prise de conscience qu’autre chose est aussi possible, et on est alors frappé·e par le vertige de la contingence de ce qui est. Elle peut aussi, flamme véhémente, se faire refus de ce qui est et désir qu’autre chose soit.

Le monde qui nous entoure au quotidien soulève cette question. Pas spontanément, bien sûr, car tout ce que nous utilisons ou avec quoi nous entrons en contact dans notre vie et nos actions quotidiennes, du plus ordinaire – manger, ouvrir une porte, s’habiller, traverser la route, allumer une cigarette – au plus exceptionnel, se fait oublier, support nécessaire d’une action ou d’une pratique mais qui cherche à s’effacer devant l’activité même, dont il est néanmoins un élément formant, et actif, consistant. Tout cela s’accomplit pourtant dans des formes matérielles, aux propriétés déterminées, conçues, transformées et rendues accessibles ou non d’une façon ou d’une autre par quelqu’un. Il s’agit du monde des objets, de la culture matérielle résultant des activités humaines, du bouton de l’interrupteur aux grands ensembles, en passant par un moulin à poivre. Plus encore que nous entourer, ce monde des objets nous traverse et nous façonne, il est partie intégrante de nos modes de vie.

En 1925 en URSS, Boris Arvatov, sociologue et critique d’art marxiste, membre du groupe LEF (Front de gauche des arts) et représentant de la tendance productiviste au sein de l’avant-garde artistique soviétique qui promeut la participation directe des artistes dans la construction de la société, écrivait, dans un numéro consacré aux questions de la culture et du mode de vie quotidien (qu’on appelle, en russe, le byt) de l’almanach du Proletkoult (mouvement de masse pour la culture prolétarienne) :

Arvatov – « Il est évident que les formes de la consommation sociale ne sont pas premières – qu’elles sont définies par la production – mais, si on ne les étudie pas directement, il est impossible de saisir culturellement le style d’une société comme un tout. Elles influencent immédiatement à la fois la conception du monde d’une société et, ce qui est encore plus important, sa sensation du monde. Le type culturel d’une personne est créé par tout ce qui l’entoure matériellement, de la même manière que le style culturel d’une société est créé par toutes ses constructions matérielles. »

Je me souviens d’une sortie organisée avec des lycéen·nes à la cité-jardin de Suresnes (construite à partir de 1921) : alors que les élèves ne s’étaient jamais posé la question d’habiter dans autre chose que leur logement familial, prenant leur forme d’habitat pour une sorte de donnée naturelle, tous·tes avaient manifesté beaucoup de curiosité pour la maquette de la cité-jardin, mettant en question les formes même des bâtiments, exprimant leur admiration devant les grandes baies vitrées de l’école de plein air (« ça peut ressembler à ça, une école ? ») et son ingénieux mobilier pliant, devant « l’hôtel des célibataires », découvrant que d’autres formes d’architecture pouvaient servir et contribuer à d’autres relations sociales.

Il faut faire un effort d’imagination pour sortir de la situation historique actuelle qui se présente à nous. Que fait-on, par exemple, quand on désire un vêtement ? On se rend dans un grand magasin ou une petite boutique, on s’arrête sur une couleur ou une forme attrayante, on cherche sa taille, et si ça va à peu près, on se satisfait de son achat – ne pouvant prétendre à mieux, au mieux aller. Le terme de « prêt-à-porter » exprime précisément cette coupure entre la production et la consommation des vêtements : pour les consommateur·ices dans notre économie capitaliste, il s’agit surtout de porter son choix sur l’aspect extérieur du vêtement, en fonction de sa couleur, de ses motifs, de sa forme en tant qu’elle correspond à la mode du moment ou à ses goûts personnels – largement influencés par les tendances et les publicités. Mais tout l’aspect technique, la capacité à remplir sa fonction durablement et efficacement, le plaisir d’une coupe seyante ou d’une belle étoffe, la solidité de ses finitions, et tout ce que cela relance de possibilités créatives, se trouve relégué à de l’inessentiel, obtenu presque par hasard dans le vêtement proposé et choisi pour d’autres raisons. La remarque ne consiste pas à légitimer le jugement prétendument éclairé de connaisseur ou d’esthète contre le goût des masses (il faudrait plutôt chercher à comprendre quelles sont ces qualités pratiques recherchées par l’esthète et si elles ne seraient pas en droit appréciables par tout le monde), mais plutôt à constater qu’en effet la quête d’autres qualités, notamment techniques, telles que la sophistication ou la simplicité des plis, de la structure ou des détails, la qualité durable ou simplement remarquable de la matière, ne devienne plus que l’apanage d’une étroite frange alors que la plupart des gens qui portent les vêtements au quotidien, faute notamment de connaissances sur l’histoire sociale et culturelle des formes d’habillement et de temps pour s’y intéresser, se trouve privée et éloignée de cette intelligence du produit. Une vision large sur la constitution de ces objets nous est en quelque sorte refusée, et nous, consommateur·ices, ne les recevons que dans les formes d’interaction relativement prédéterminées par le « style culturel » de notre société. Un effort d’imagination nous renvoie à la genèse historique de cette pratique de consommation contemporaine – comment faisaient les gens avant l’apparition du prêt-à-porter ? Force est de constater que cela nous paraît quasiment inconcevable – et bien peu pratique : fabriquer soi-même ses quelques vêtements utiles pour la vie de tous les jours, exceptionnellement une pièce pour sortir ou se montrer lors d’occasions ritualisées, commandée chez un couturier ou une couturière. Bien peu pratique et surtout quasiment inconcevable dans une forme de vie où tous les biens de consommation subvenant à nos besoins et anticipant nos désirs sont pris en charge en amont à travers l’industrie de production de biens et de services, et où nous continuons à séparer l’utile du beau.

Cet inconfort, ce sentiment d’extériorité avec le monde des objets relèvent d’un malaise diffus, encore une fois dont nous ne nous rendons pas compte spontanément, par habitude de ne le connaître que sous le prisme de la consommation. À la fin du xixe siècle et au début du xxe, et de manière sporadique depuis, la question a refait surface sous la forme d’une protestation dans le monde de l’art, sous la forme d’une crise dont les avant-gardes artistiques se sont faites les porte-parole. Le projet de fusion de l’art et de la vie, que l’on prête volontiers aux avant-gardes historiques, est devenu un lieu commun à propos de l’art contemporain. Rien n’est pourtant moins évident que cette formule : pourquoi l’art et la vie sont-elles séparées ? Cela ne paraît plus si évident aujourd’hui. En quoi cela constitue-t-il un problème ? Dans les années 1920, Boris Arvatov formule ce problème avec clarté dans son recueil d’articles Art et Production (1926) :

Arvatov – « Les nouveaux rapports de production [à partir du XIXe siècle] ont mis un terme à la création artistique [khoudojestvennomou tvortchestvou] dans la sphère de la vie sociale quotidienne [v sfere sotsialnogo byta]. Les formes de vie dysharmonieuses, plus précisément aberrantes, non organisées, régnaient ; le monde des ‹ choses › [vechtcheï], ne satisfaisant plus personne, offensait les âmes sensibles. Il ne pouvait plus être question de plénitude des états émotionnels. L’unité du concret avait disparu. L’art était sorti de la vie. Or, là, un phénomène très caractéristique s’est produit : la vie s’est jetée dans l’art, cherchant en lui l’harmonie des objets, et la plénitude des émotions, et l’unité du concret. L’intensité de l’art devait pallier l’insuffisance de la vie. » (p. 55)


Mais quel art et quelle vie voudrait-on précipiter ensemble ? Comprendre ce qui est en jeu dans cette formule abstraite exige de donner figure aux deux termes qui la composent : cela nécessite de s’intéresser à la concrétisation historique de ce rapport. Nous en avons besoin pour comprendre quel type de subjectivité, dans quelle société, est alors mis en jeu par ce rapport matérialisé de l’art et de la vie. Dans les années 1920 dans les pays soviétiques, des hommes, des femmes, de tous milieux, se lançant dans la brèche ouverte par la période révolutionnaire, se sont attaquées de manière expérimentale, et radicale, aux fétiches de la famille, de la sexualité, de l’art, de la culture, des manières de vivre, développant de nouvelles pistes critiques et heuristiques dans un marxisme bien loin d’être monolithique :

Arvatov – « Ayant accueilli la révolution non pas accidentellement [stikhiïno], non pas seulement parce qu’elle leur était utile, mais aussi sur le plan idéologique, les productivistes [proizvodstvennikov] ont continué à chercher avec une détermination totale l’articulation entre l’art et la pratique sociale. Marxistes révolutionnaires dans leur conception du monde, ils sont arrivés à la nécessité de rompre sans retour possible avec tout art pur, même de gauche. Ayant commencé par la critique des concepts principaux de l’esthétique bourgeoise, ils ont dégagé à la place du problème de la forme le problème des méthodes du travail artistique. L’idée de l’art prolétarien leur a suggéré une solution : la collectivisation du travail artistique n’est pas concevable en dehors de la synthèse avec cette sphère de la pratique sociale, qui se trouve être fondamentale dans la construction collective contemporaine, l’industrie. » (p. 85)

 

L’art sort de la vie


Dans Art et Production, Arvatov retrace la façon dont « l’art est sorti de la vie », en examinant la constitution progressive d’un domaine « art » (en russe : iskousstvo) et la généalogie de la représentation que l’art prend de lui-même, caractérisée par une séparation progressive d’avec le domaine de la production de biens utiles, à travers le développement asynchrone des facteurs économiques, sociaux et techniques des sociétés occidentales. Alors que, admet-il, « le travail libre et indépendant est la condition nécessaire de l’art », « l’ordre capitaliste soit exclut cette possibilité, soit expulse la création libre de la construction de la vie » (p. 3) en soumettant « le travailleur à la machine, le fabricant à la loi d’acier de la concurrence » (p. 4). Le domaine appelé « art » croît alors sur fond de cette double dépossession, celle du débouché des formes matérielles qu’il produisait pour la vie quotidienne et celle de la fonction qu’il occupait dans l’élaboration des processus de fabrication.

Arvatov – « Tant que l’art ne s’était pas réduit au petit domaine des articles ‹ précieux ›, il pouvait organiser et il organisait le mode de vie quotidien [byt], c’est-à-dire la vie quotidienne telle qu’elle émergeait des relations sociales et productives [sotsialno-troudovykh sviazeï] permanentes et dont les formes étaient soumises aux, et justifiées par, les besoins sociaux. Mais dès que l’art devint une exception, brillante et rare, il devait sortir de la vie quotidienne : le matériau artistique était trop cher pour qu’on puisse l’abîmer par une utilisation continuelle et les formes artistiques trop rares pour satisfaire les besoins variés de la vie quotidienne. Ainsi, la sphère d’application du métier artistique [khoudojestvennogo remesla] se rétrécit extra­ordinairement : 1) elle ne comprenait que le mode de vie de la grande bourgeoisie, 2) elle en excluait tout ce qui constituait le quotidien. » (p. 16)

Au service d’une classe caractérisée non plus par la transformation du monde matériel mais par ses possessions et sa consommation ostentatoire, « l’artiste se mit à forcer le matériau et la forme des choses au profit de ses goûts et des goûts de ses maîtres » (p. 17), se pliant et contribuant de manière semi-consciente à la définition d’une esthétique, au sens d’une norme du « beau » conçue précisément en opposition avec l’ordre du pratique, de l’utilitaire, de ce qui est partie prenante de la construction sociale, de la vie quotidienne.

Arvatov – « L’esthétique devint une esthétique de la consommation sociale, qui recherchait dans la forme des choses non la finalité pratique expressive de la construction [tselesoobrazno-vyrazitelnoï konstrouktsi] mais l’opulence, l’éclat, l’effet extérieur, c’est-à-dire des caractéristiques clairement subjectives (…) répondant aux besoins de l’œil et non du quotidien. Tables, chaises, rideaux, habits de promenade, plats de réception, coupes [kovshi] d’apparat n’étaient pas là pour que l’on s’en serve, mais pour qu’on les regarde, qu’on les admire. (…) Rien d’étonnant à ce que les objets artistiques finissent ensuite derrière une vitrine : tués comme objets, il ne restait plus d’eux que leur pure forme visuelle [golye zritelnye formy]. » (p. 17-18)

C’est un cercle vicieux qui se crée alors sur cette coupure qui refoule l’existence de l’œuvre d’art comme objet fabriqué pour en faire une pure forme spectaculaire : la « beauté » recherchée, le critère même de « beauté », semble flotter dans l’air, détaché de tout l’environnement qui contribue à donner figure à la forme, de la qualité du matériau à l’activité à laquelle l’objet va concourir. Mais cette autonomie relative de l’esthétique ainsi définie ne fait que la soumettre aux goûts et modes de vie de la classe dominante : d’une part parce qu’elle a bien une fonction, celle de marquer la possession et la distinction sociale ; d’autre part parce qu’elle correspond à un cliché établi par l’éducation artistique.

Arvatov – « Par ‹ beauté ›, le bourgeois entend les formes dans lesquelles il a été éduqué, et puisque le goût esthétique de la bourgeoisie s’organise 1) par les antiquités des musées, 2) par les expositions de tableaux ou de statues, alors la ‹ beauté › des réalisations capitalistes ne pouvait pas ne pas être en totale contradiction avec les objectifs de la production et avec le système général de la vie quotidienne matérielle. » (p. 29)

Pour Arvatov, l’art au début du xxe siècle se trouve donc dans une impasse : certes, il continue à assumer une fonction vitale, celle de servir de substitut aux « besoins sociaux non assouvis dans la réalité » (p. 121), et ce faisant continue d’une certaine manière à assurer une fonction organisatrice dans l’expérience collective en procurant cette « beauté » dont manquait la vie. Mais cette « beauté », résolument définie par la négative comme anti-productive et anti-utilitaire, enferme l’art (domaine défini par le discours esthétique structuré au xviiie siècle) comme domaine réglé de représentations dans une autonomie vide. L’art garantit donc que cette « beauté » – que nous soupçonnons fugitivement et de manière encore mal assurée, eu égard aux indices donnés par Arvatov, d’être le sentiment organique de l’unité du concret, de la puissance de réassemblage inventive, créativité libre, à la fois hors de la sphère des logiques instrumentales du rendement et de l’accumulation, mais liée cependant à la totalité sociale – ne peut exister dans la vie quotidienne. Autrement dit, il se présente comme remède et poison : le domaine « art » assure l’étanchéité d’une polarité entre production artistique, expérience esthétique d’un côté (la beauté, le désintéressement, la satisfaction des facultés humaines supérieures) et de l’autre la banalité, l’ordinaire, le quotidien anonyme et indigne d’être remarqué. Ce faisant, l’art, ainsi entendu, dé-qualifie l’expérience du quotidien :

Arvatov – « En un mot, l’art bourgeois organise les matériaux de la vie en dehors de leurs utilisations pratiques, ne les organise pas pour l’action, mais pour la contemplation, pour la consommation passive, statique et indirectement organisée. » (p. 111)

Ce décrochage de l’expérience ordinaire se retrouve dans la division du travail : l’artiste devient artisan solitaire, qui se console de son inutilité sociale par l’exceptionnalité de son génie, seul capable de révéler la beauté du monde ou de transfigurer l’existence de ses semblables pris dans les rets de la vie pratique. Mais même dans la phase culminante de l’art de chevalet [stankovoïe iskousstvo] (tableau, statue, concert de piano…), qu’Arvatov définit comme forme marchande de l’art, autrement dit l’art organisé dans, par et pour la société bourgeoise, l’artiste libéré de la tutelle des maîtres reste insatisfait, travailleur soumis au marché ou à sa fantaisie individuelle (ce qui est pour Arvatov une forme aliénée, appauvrie de la liberté créative). D’une part, « sa création convenait aussi peu au processus social de la production qu’un paysage à l’aquarelle à une machine à vapeur » (p. 29), d’autre part, là où les artistes ont l’occasion de prendre part au processus de production, « au lieu de révolutionner les formes, [ils] les ont rendues archaïques (stylisation) et sacralisées (naturalisme) » (p. 116).

Bref, si l’art est sorti de la vie, Arvatov remarque que c’est par le même mouvement que « la vie quotidienne s’est développée hors de l’art, hors de la création consciente de formes » (p. 116).

 

Contre le fétichisme de la main…


Mais ce n’est ni dans les arts appliqués, ni dans les beaux-arts, ni même dans tout ce que nous pouvons concevoir comme « art » au sens que la conception propre aux sociétés bourgeoises occidentales continue de normer, qu’Arvatov place le centre de gravité du projet révolutionnaire avant-gardiste. Il le situe dans le monde du quotidien, celui des activités et des objets, éléments de la consommation individuelle produits collectivement, face sensible d’un rapport social. Ce qu’on pourrait prendre pour la laideur des objets nomme leur décalage et l’insatisfaction qu’ils engendrent dans les interactions avec eux – puisque pensés pour la contemplation passive, remplaçant l’action, non pour l’usage et l’activité inventive. Rappelant que le slogan de la fusion de l’art et de la vie a aussi été porté par le mouvement ouvrier européen, Arvatov évoque le socialiste anglais William Morris, protagoniste du mouvement Arts and Crafts, critique de la laideur des produits industriels et qui intègre à son projet politique la question de la beauté dans le quotidien, c’est-à-dire des « objets dont on aurait plaisir à se servir » : pour Morris, la beauté à laquelle tout le monde a droit ne peut être que le fruit d’un travail créatif, le fruit d’un travail libre et conscient sur le matériau.

Mais pour Morris, la fusion du travail et de l’art ne peut s’accomplir que par un retour au métier artisanal, et surtout par un retour à la main, à l’exemple des guildes du Moyen Âge dont « tous les artisans, en effet, étaient plus ou moins artistes, et ne pouvaient s’empêcher de mettre de la beauté aux choses qu’ils faisaient ». Pour Arvatov, cette conception qui attribue « tout le mal des rapports capitalistes à la machine » (p. 76) reste prisonnière de l’idéologie bourgeoise de l’artiste, constituée historiquement par le mode de production capitaliste et la division du travail qu’il engendre. Puisqu’il ne reste plus en propre à l’artiste que le métier,

Arvatov – « il commença à voir dans le métier artisanal [remesle] son domaine de ‹ spécialité › [spetsovskouïou] ; il lui semblait que l’art ne pouvait être autrement, et il haïssait la machine de toutes les forces de son âme artisanale. Il ne comprenait pas que le problème ne résidait pas dans la forme technique de la machine, mais dans son utilisation capitaliste. Il pensait que la forme de la machine tuait les possibilités sociales [obchtchestvennye vozmojnosti] (la création), alors qu’au contraire c’était la forme sociale, et plus précisément bourgeoise, qui tuait les possibilités des machines (la création). » (p. 9)

D’abord, Arvatov n’attribue pas la forme stéréotypée des objets à leur processus de fabrication industrielle mais à leur subordination à la forme sociale de la marchandise, qui détache la forme de toute finalité pratique autant qu’esthétique. En réalité, chez Morris, c’est aussi le rapport social qui cause la « laideur » des objets : mais il charge précisément le retour à l’échelle inter-individuelle du métier et de la main d’empêcher la mise en place d’un rapport de production capitaliste (dont la machine est l’instrument). Arvatov, lui, écarte, sans surprise, la voie du retour à un âge des guildes d’artisans : la réduction de l’art (et des possibilités créatives) au métier artisanal et individuel revient à regarder par le petit bout de la lorgnette et à ignorer la genèse sociale et historique qui a mené à cette réduction. Et à se priver du champ d’intervention pourtant à l’horizon des vœux de Morris : se détourner des machines, c’est se détourner des conditions socio-techniques dans et par lesquelles s’élabore la matérialité d’une époque.

Arvatov – « Désormais, entre lui et la production de masse s’élevait une barrière infranchissable, enracinée dans la distinction des méthodes et des formes de la technique. L’artiste restait un artisan, techniquement en retard, tandis que la construction sociale, dépassant la manufacture, s’appuyait sur la machine. » (p. 8)

C’est donc se condamner à être techniquement en retard, à ne réserver ces beaux objets qu’à une partie privilégiée de la population… et à livrer le reste, impensé, aux logiques du marché.

Mais encore : cette opération permet une bifurcation cruciale par rapport aux notions traditionnelles d’art, d’esthétique et de beauté. Car Arvatov, ce faisant, rend caduque l’opposition entre la main humaine et la machine. Non pas que ce soit la même chose : ce sont néanmoins deux types d’outils qui peuvent être enrôlés dans un travail créatif libre et inventif. Autrement dit, la machine n’est pas automatiquement l’instrument d’un rapport social capitaliste, d’une scission entre la production et la consommation. Il s’agit ainsi de dépouiller « l’art » de ses évidences, de « son mystère fétichisé » (p. 128) (l’art d’un génie, l’expression d’une âme individuelle, la rareté de ses matériaux, des outils et des procédés bien déterminés) pour pouvoir penser la création dans ses conditions socio-techniques, à l’échelle collective, et non plus à travers les capacités d’un type d’individu particulier. Poser réellement la question de « l’art dans la vie » demande d’examiner sérieusement de quoi est faite la vie moderne, de quoi elle est matériellement faite.

 

… Enrôler les machines

D’un côté, les formes sacralisées : coupes d’apparat, ou réduites à des clichés : « des petites fleurs sur des petites assiettes » (p. 28). De l’autre, aux antipodes : la vaisselle en aluminium de la restauration collective (p. 34). Là, les habits de cérémonie qui gênent le mouvement ou qu’on ne sort qu’aux jours de fêtes. Ici, toute la diversité des vêtements de travail : « le costume du chauffeur ou du pilote, la veste de l’électricien, l’habit du sportif » (p. 34). (Apparaissent en surimpression les dessins de tenues sportives de Varvara Stepanova, la veste multipoches de Rodtchenko ou le vêtement normal de Tatline, les projets de personnages de théâtre de Lissitzky, les patrons de robes de Lioubov Popova.)

À travers la convocation de ces objets modernes, Arvatov ne propose pas un modèle de forme à imiter, ni encore une méthode ; il force à ouvrir les yeux sur les fils qui relient l’état des forces productives et la création des formes qui constituent la vie quotidienne, donc l’expérience culturelle et sociale. Il indique par là le rôle que joue selon lui la production industrielle dans la construction matérielle de la vie quotidienne. Alors même que l’échelle de la production de masse n’est pas encore déployée en Russie, Arvatov a les yeux tournés vers les pays industrialisés et urbanisés et porte son attention sur les conséquences des mutations de la production industrielle (en l’occurrence le taylorisme et le fordisme aux États-Unis) sur la création d’une nouvelle réalité quotidienne. Appliquant à la vie quotidienne les analyses de Marx dans Le Capital sur le développement de la production capitaliste, il souligne la collectivisation progressive de la vie quotidienne. En premier lieu dans ses soubassements techniques,

Arvatov – « dans la sphère de ce que l’on appelle la consommation productive [proizvoditelnogo potreblenia]. À celle-ci se rattachent toutes les sortes de liens entre les gens et tout le domaine de l’organisation des conditions de travail : transport, téléphone, radio, canalisations, vêtement de travail… – l’ensemble du quotidien, qui unit les gens et remplace les fonctions à caractère individuel par des fonctions à caractère social. » (p. 31)

« Prenons l’exemple des toilettes, baignoires, douches en ville : tant que chaque appartement s’équipait de manière indépendante, leurs formes étaient soit archaïques, soit maladroites et arbitraires. Quand les grands ensembles d’appartements regroupèrent les canalisations des bâtiments, puis de toute la ville, quand la production des toilettes, douches et baignoires arriva dans les mains de la production de masse, alors vint 1) l’unification des formes [permettant leur standardisation], 2) leur perfectionnement. » (p. 33)

Cet exemple fonctionne comme limite et point de passage : d’une part, Arvatov veut montrer l’emprise grandissante – inéluctable avec le développement des forces productives – de la médiation technique dans la vie quotidienne, une détermination qui ne peut être invisibilisée ou rejetée dans l’insignifiant sans manquer son rôle formateur dans l’organisation de l’expérience sociale et culturelle. Cette médiation technique apporte des transformations considérables par son échelle et sa réalité de réseau, et en même temps génère une nouvelle forme culturelle, de nouvelles façons de vivre avec, de nouvelles valeurs (économie, praticité, portabilité, flexibilité, polyvalence…). Mais d’autre part, « le domaine de la consommation productive se distingue surtout par la régularité de ses fonctions » (p. 33) et le petit nombre de facteurs qui entrent en jeu dans l’équation menant à la mise en forme. C’est-à-dire que dans ce domaine, la détermination exacte des fonctions suffirait à déterminer la forme (ce serait l’exemple d’un fonctionnalisme strict, dont l’exemple moderniste paradigmatique est la forme de l’avion ou celle du mobilier pliant des wagons de train), entièrement réalisée par des ingénieurs sur la seule base de leurs connaissances techniques spécialisées. On pourrait contester qu’il y a bien une forme culturelle qui agit déjà sur la mise en forme d’un réseau de canalisations ou d’un réseau électrique, ainsi que sur la forme d’un avion. Mais Arvatov ne fournit pas cet exemple comme un modèle qu’il s’agirait d’imiter, ni même comme une méthode à transférer dans le travail artistique. Ce passage est important dans l’analyse pour elles-mêmes des mutations socio-techniques des développements en cours dans la société occidentale capitaliste et qui la font entrer dans une nouvelle organisation, offrant une vision d’un mode de vie totalement nouveau, obligeant à l’invention :

Arvatov – « Si auparavant la création technique de l’ingénierie se limitait aux moyens de production (les machines, etc.), maintenant il lui fallait se charger de l’invention des formes de la vie quotidienne, et en outre d’un mode de vie qui était totalement nouveau, sans aucune tradition, et qui demandait par conséquent (…) une révolution des formes matérielles. » (p. 32)


Or, l’ingénieur ne peut pas s’en charger :

Arvatov – « Dès que les ingénieurs commençaient à produire des choses relevant du mode de vie domestique, leur éducation esthétique entrait immédiatement en scène, et avec elle tout le vieux bazar des formes périmées, des ‹ décorations › pseudo-artistiques, etc. Par exemple, un grand nombre des lustres électriques les plus modernes sont de mauvaises copies des candélabres du dix-huitième siècle. » (p. 35)


La technique à elle seule ne fournit donc pas d’elle-même la formule de la transformation culturelle, et ne suffit pas à résoudre la séparation de la production et de la consommation, de la forme visuelle et de la finalité pratique.

Arvatov – « Les propriétaires et les ingénieurs [étaient] les organisateurs de la production industrielle [machinnogo proizvodstva] ; les premiers s’intéressaient au profit, les seconds – à la technique. Personne ne s’occupait de déterminer la forme même des produits et elle s’élaborait de manière fortuite. » (p. 29)

« Les organisateurs de la technique ne se sont jamais posé la question de la mise en forme de la vie quotidienne [bytooformlenie] ; ils jugeaient des problèmes purement techniques, et la vie quotidienne se transformait seulement comme résultat d’une transformation technique, donc indirectement, arbitrairement, sans système. D’où ce qui est caractéristique pour la bourgeoisie : soit l’individualisme extrême des formes de vie [form byta], soit leurs stéréotypes [chablon]. » (p. 114-115)

Les objets ont, certes, nécessairement, une forme. Mais si le domaine des objets d’art est sorti de la vie quotidienne, l’activité d’organisation plastique des formes, des couleurs, des volumes est réciproquement expulsée de la production en vue de l’usage quotidien. L’activité de mise en forme ne se fait plus alors qu’en fonction d’autres logiques, comme simple apparence influençant la valeur d’échange, mais dont aucune ne correspond à la satisfaction réelle des besoins collectifs. On peut certes constater des changements, des modes, en écrire une histoire, en trouver les causes dans la sensibilité d’une époque, mais rien de tout cela, constate Arvatov, n’est ressaisi consciemment en regard des activités réelles menées dans la vie quotidienne et ne sert de support à l’invention dans les formes. Or, ce n’est pas la standardisation impliquée par la machine – donc par la production industrielle – qui est en soi responsable de cet apparent paradoxe entre le progrès technique et l’archaïsme des formes qui l’habillent, mais l’éducation esthétique, ou plutôt l’absence de véritable éducation esthétique des pourvoyeurs de formes. Ce goût enkysté dans les clichés de l’ancien est lui-même conséquence du découplement entre développement artistique des formes et création technique. Il n’y a plus de vie dans les formes, parce qu’il n’y a plus de connexion ni avec les pratiques sociales, ni avec les conditions techniques changeantes et évolutives : ne reste donc que l’application de stéréotypes issus des canons du passé, et sans cohérence organique avec les conditions sociales et techniques de la vie quotidienne. Ou bien l’application d’un goût individuel, qualifié d’arbitraire [stikhiïny] par Arvatov : sous couvert d’expression de la personnalité, le goût du marché, la valeur d’exposition, ou un hapax condamné à l’extinction ou au recyclage infini en clichés.

 

Le programme de la tendance productiviste du LEF


Contre l’art qui n’existe que par différence avec la sphère du social, du technique et de l’utilitaire, pour l’immobiliser et le détruire, Arvatov rassemble les trois fils des genèses tracées dans les trois premiers chapitres d’Art et Production – « Le capitalisme et l’industrie artistique », « L’art de chevalet », « L’art et la production dans l’histoire du mouvement ouvrier ». L’ingrédient explosif, dans cette narration téléologique qui se veut une intervention dans la pratique, est la révolution sociale – mais le chantier est loin d’être déblayé :

Arvatov – « Le mouvement pour un art de la production résulte de trois processus, tous les trois révolutionnaires et historiquement en lien étroit les uns avec les autres. Il s’agit d’abord de la révolution technologique, qui a produit un bouleversement dans les formes matérielles de la vie quotidienne et par là même a créé un terrain favorable à la construction, cette fois consciente et intentionnelle, d’un nouveau style organique. Deuxièmement, c’est la révolution à l’intérieur de l’art, qui a abouti à ce que les artistes passent de la représentation à la construction et, par conséquent, a fourni les cadres organisateurs du style. Troisièmement, c’est la révolution sociale, qui a mis la société face au problème de l’organisation entière de la vie, dans laquelle chaque branche de l’activité serait étroitement liée avec toutes les autres sur la base de la pratique collective de travail, autrement dit de la pratique industrielle. Le résultat de ces trois processus, coïncidant à peu près dans le temps et, dans une mesure importante, dans l’espace de la révolution, fut la formation en Union soviétique du groupe de théoriciens et d’artistes connu sous le nom de LEF (au sens large de front), élaborant scientifiquement et pratiquement le problème de l’art de la production [proizvodstvennogo iskousstva]. » (p. 87-88)


Pour pouvoir remobiliser cette réflexion, il faut ne pas couper les fils qui la composent – et que l’on peut continuer à tirer. Ce collage est ici nécessairement partiel, nécessairement subjectif. Mais la richesse des mouvements de l’art de gauche russe est d’avoir décliné la formule somme toute assez vague de fusion de l’art et de la vie à partir des problèmes pratiques et circonstanciés qui se sont posés au fil de leur investissement dans la construction d’une culture communiste, notamment le double problème à partir de 1921 de la participation des travailleurs et travailleuses de l’art à la reconstruction du mode de vie par l’intermédiaire de la production industrielle. Et c’est un sentiment aigu de responsabilité historique qui dirige Arvatov dans son élucidation des tâches culturelles :

Arvatov – « Dans la mesure où notre époque est l’époque du collectivisme industriel dans ses tendances, la possibilité apparaît pour la société de construire consciemment [soznatelno stroit] sa vie, et, par conséquent, les formes concrètes dans lesquelles cette vie se réalise, en utilisant la technique puissante et omniprésente. » (p. 88)


Quelle que soit la manière dont on voudrait tempérer cet optimisme technologique, il souligne irrémédiablement la part de nos conditions socio-techniques d’existence, la médiation technique de notre vie quotidienne qui ne peut être laissée impensée. D’où l’impossibilité d’éluder la question : comment voulons-nous vivre ?

 

Réclamer les moyens d’organisation artistique


Prendre au sérieux la forme des objets, réintégrer leurs qualités d’usage et leur logique productive, les réinsérer dans une histoire inventive dont celui ou celle qui les utilise devient dépositaire : c’est leur restituer une épaisseur et une activité, leur donner une place de camarade (Rodtchenko, Arvatov) dans les pratiques quotidiennes, et, à l’horizon constructiviste, tisser les fils qui relient les membres de la société. L’immense intérêt que présente à mes yeux la lecture contemporaine d’Arvatov (et plus généralement des débats soviétiques sur la culture) est de proposer une expérience de dépaysement mental d’autant plus profonde qu’elle semble remuer des idées en apparence bien connues de tout·e lecteur·ice du monde occidental, se situant à gauche dans le spectre des convictions politiques et ayant fréquenté de près ou de loin des formes de pensées critiques de la culture – et que « ce qui est bien connu est en général, pour cette raison qu’il est bien connu, non connu ». Car le monisme matérialiste franchement assumé comme principe de l’idéologie prolétarienne, de la culture prolétarienne, de l’art prolétarien (qualificatif provisoire pour le monde alors en construction), ne fait pas que nous inviter à décaler nos catégories dualistes, il nous met réellement sous les yeux une autre façon de penser qui rend fluides les catégories dualistes jusque-là fétichisées, ici historicisées et relativisées. Nous invitant à repenser la production matérielle de la culture, de façon consciente, Art et Production installe pragmatiquement les conditions mentales pour retrouver un agir créateur avec la technique, pour esquisser une esthétique qu’il nomme « socio-technique ».


La « construction du communisme » et la « reconstruction du mode de vie » des années 1920 étaient censées procurer les conditions pratiques de la dissolution des barrières entre les classes, qui permettrait la réalisation de cette fusion entre art et vie. Dans le contexte actuel, ce détour par les années 1920 n’est pas sans donner des outils pour s’interroger sur la nature de notre rapport à notre environnement immédiat, et plus encore, se redonner une capacité d’agir collective. La question du monde des choses quotidiennes est toujours le centre de gravité, mais le projet révolutionnaire ne se réduit pas à un meilleur design. Ces objets ne redeviennent des auxiliaires de l’action que lorsqu’ils ne sont plus réduits à des formes visuelles : le projet de l’esthétique « socio-technique » est avant tout une entreprise de dé-spécialisation de l’art.

Première conséquence pratique : un coup de pied dans la classification canonique des arts, dans l’ensemble fini des procédés, formes, médiums qui leur sont associés a priori, autant de limitations à faire voler en éclats pour laisser déferler le torrent de la création dans le canal de l’art.

Arvatov – « Par une analyse objective des différents genres d’art, on s’aperçoit que chacun d’eux a quelque chose de commun avec des genres de pratique utilitaire qui lui correspondent. C’est ce trait commun, le matériau organisé dans un art déterminé, qui doit devenir la base d’une classification artistique. Un peintre : une personne qui sait maîtriser les couleurs ; un poète : le discours ; un metteur en scène : les actions humaines, et ainsi de suite. Seule une telle approche permet de jeter un pont de l’art à la vie au sens large du terme. Et alors il sera indispensable de considérer l’art de la couleur comme une branche particulière de la production colorée en générale ; l’art du discours sera rapporté à la production littéraire. Sous cet angle, la vision théâtrale se trouve être une forme scénique de l’organisation de l’action humaine, la musique de chambre la forme ‹ spectaculaire › de l’organisation du matériau acoustique, etc. Par conséquent, toute production utilitaire intègre un domaine particulier de travail artistique. Jusqu’à maintenant cette inclusion n’a pas été rendue consciente ni réalisée directement. La poésie et le journalisme, une pièce et une promenade dans la rue, la peinture [zakraska] d’un mur et la peinture [napisanie] d’un tableau : ces phénomènes étaient considérés non seulement comme n’ayant rien de commun mais plus encore, comme étant aux antipodes l’un de l’autre (‹ Je ne suis pas un publiciste ›, dit fièrement le prosateur bourgeois ; ‹ je ne suis pas un peintre en bâtiment ›, déclare tout aussi fièrement le peintre bourgeois). » (p. 97)

C’est le cloisonnement des arts entre eux, leur hiérarchisation en formes mineures et majeures, ainsi que la séparation entre les arts et les pratiques ordinaires (utilitaires) qui sont censés dépérir sur un trait anthropologique commun : l’activité de transformation de l’environnement co-extensive à toute activité humaine – on retrouve là un présupposé de l’anthropologie marxienne, modulé dans l’avant-garde russe par une vision du monde et de l’activité en termes de niveaux d’organisation. Pouvant alors en droit considérer les machines – celles de l’imprimerie et du textile, de l’électricité, de la radio, du transport motorisé, de l’ingénierie de l’éclairage – comme des médiums du travail artistique, l’artiste se retrouve en échange, d’emblée,

Arvatov – « collaborateur à parts égales dans l’entreprise de la construction sociale [sotroudnikom v dele sotsialnogo stroitelstva]. En prenant pour base la technique commune à tous les autres domaines de la vie, l’artiste s’imprègne de l’idée de la finalité pratique [tselesoobraznosti] et élaborera le matériau non au gré de son goût subjectif, mais selon la tâche objective de la production. » (p. 100)

Que reste-t-il de l’art ? Dans cette nouvelle compréhension, qualifiée de prolétarienne par opposition au système bourgeois de l’art autonome, « artistique » ne désigne plus une manière de faire détachée du cours de la vie pratique mais un degré de plus haute qualification dans l’activité organisatrice au sein d’un domaine particulier de la construction de la vie (ou de la formation de la culture). Dans cette réorganisation matérialiste de la production culturelle, il faut constater que, de manière originale, la création n’est plus le privilège mystérieux de l’artiste, mais seulement l’accomplissement technique – c’est déjà beaucoup. Mais cette dé-mystification ou rationalisation de la création ne la fait pas disparaître : elle se retrouve au contraire rendue collectivement à chaque membre de la société.

Car précisément, c’est cet instinct créatif actif, consubstantiel à toute personne, qui l’amène à entretenir nécessairement une activité productive avec son environnement, qui se retrouve contrarié par la réduction unidimensionnelle à la forme marchande des objets dans la société bourgeoise, et qui cherche, individuellement, un échappement. En témoigne l’activité des enfants, en témoigne aussi l’existence de ces figures d’esthètes ou de dandys :

Arvatov – « Dans la société bourgeoise, il arrive que l’on rencontre des personnes qui intègrent des moments esthétiques dans leur pratique de la vie, relativement et dans les formes correspondantes, c’est-à-dire bourgeoises. On dit généralement de ces personnes qu’elles ont ‹ du goût ›, qu’elles ont du style, de la classe, le sens de la forme. Mais ces personnes, d’abord, sont isolées ; ensuite, restent individualistes dans leurs goûts et dans leur style. Elles se plient, en fin de compte, à la méthode générale de l’art bourgeois : au principe de la ‹ décoration ›, de la stylisation d’après toutes les formes possibles étrangères à la modernité, à l’effet produit. Elles ne fusionnent pas organiquement leur propre instinct de la forme avec les formes de la réalité, et s’efforcent d’imposer à la réalité les exigences subjectives de la personnalité : de là le divorce entre le ‹ rêve › et la ‹ réalité › particulièrement courant chez ce type de personnes (Oscar Wilde en est l’expression la plus frappante). » (p. 112)


Au contraire, les catégories esthétiques régissant l’art autonome et garantissant son étanchéité à la vie, dans lesquelles sont éduqués les artistes, maintiennent l’art hors de portée de l’usage commun et diminuent la capacité à « porter l’invention au cœur du quotidien » (p. 89) :

Arvatov – « [Les méthodes bourgeoises de la création artistique] basées sur le formalisme contemplatif, sur l’esthétisme, ne sont pas capables d’entrer organiquement dans le système général de l’éducation, dans l’éducation de l’humain actif socialement. (…) On apprend à un enfant à chanter, car ‹ il est agréable de savoir chanter › ou parce qu’‹ il a une belle voix ›, ou encore parce que ‹ chanter est beau ›. Encore plus souvent cela revient à la tradition : ‹ ça se fait ›. Que la voix humaine puisse en général être organisée pour toutes sortes de fonctions (conversation, discours, exposé, etc.), que cette capacité d’organisation ne puisse être atteinte sans mise en forme artistique, cela, la bourgeoisie ne le soupçonne même pas. » (p. 110)

Alors, la rationalisation des méthodes d’éducation artistique devient un enjeu social et politique : une démocratisation radicale des « moyens de production » artistiques que les artistes gardent entre leurs mains.

Arvatov – « En réalité, tout ce qu’organisent les personnes à chaque pas de leur activité, les artistes l’organisent aussi. La couleur, le son, le mot, etc., dans leurs formes spatiales et temporelles, constituent les objets de l’activité de chaque personne. Chaque personne doit avoir les compétences pour marcher, parler, arranger autour de soi un monde de choses avec leurs qualités propres… Mais la préparation à cette pratique organisatrice de forme [formo-organizouïouchtcheï praktike] relève, dans la société bourgeoise, du monopole d’une caste de spécialistes en art. Les autres mortels sont privés des moyens d’organisation artistique. Plus encore : la dysharmonie totale est le trait distinctif des membres de la société bourgeoise. L’objectif du prolétariat est de détruire cette frontière entre les artistes, détenant le monopole d’une certaine ‹ beauté ›, et la société dans son ensemble, de faire des méthodes de l’éducation artistique les méthodes d’éducation générale d’une personnalité socialement harmonieuse. » (p. 110)


Arvatov donne parmi plusieurs exemples celui de la rythmique Jaques-Dalcroze, une méthode d’enseignement de la musique fondée sur le mouvement corporel : loin d’être réservée aux professionnel·les de la danse et du théâtre, et de ne servir qu’à mémoriser corporellement les notions musicales « de chevalet », elle peut être utile pour développer généralement l’attention aux sensations rythmiques dans le corps, améliorer la concentration et la motricité, développer une capacité d’attention plus fine de l’environnement dans ses aspects les plus concrets et un sentiment d’habileté dans des interactions ordinaires. L’esthétique n’est donc pas sacrifiée au profit de la technique : le corps ne devient pas le pur véhicule ou l’instrument nu de l’action consciente, il est en est le milieu médiateur, consciemment utilisé en fonction de ses qualités propres. L’opération de réassemblage ingénieux des éléments environnants n’est pas seulement envisagée pour son résultat ou sa fin en tant qu’elle sert à quelque chose pour la collectivité, mais aussi en tant qu’elle fait vivre une expérience d’intensification du rapport avec l’environnement. On en revient même au sens premier de l’esthétique, celui d’une interaction par les sens avec le monde, et dont, cette fois, la technique n’est pas absente, ni le monde social :

Arvatov – « Atteindre la pleine sensation de la réalité, avoir conscience immédiatement non seulement du but de l’activité et de la technique pour atteindre ce but, mais aussi de la forme, la réalisation concrète de la réalité effective – tout cela signifie parvenir à un tel monisme socio-esthétique, quand chaque phénomène, chaque chose se construit et se perçoit comme un organisme vivant cohérent, c’est-à-dire se construit et se perçoit collectivement. » (p. 112)

 

Le style ou le standard : penser entre l’individu et le collectif


Un autre point saillant : dans son approche des formes de vie, Arvatov me semble loin de nier ou d’écraser l’expérience concrète vécue par des corps et des singularités, au contraire. J’ai même l’impression que la question du « style » joue comme structure opérante entre l’individu et le collectif. Se demander comment l’on veut vivre n’est pas l’affirmation d’une subjectivité isolée et insulaire. Un tour de vis supplémentaire dans le sens d’un dépaysement de nos cadres de pensées dualistes ancrés par la philosophie occidentale : ce n’est pas de l’individualité du sujet libéral qu’il est question. Dans tout ce qui précède, le traitement réservé au goût individuel, renvoyé au caprice, à la fantaisie, à l’arbitraire, n’est pas tant la négation de la singularité que la dénonciation d’une subjectivité qui se croit libre par ignorance de ce qui la tient à l’ensemble à laquelle elle appartient, d’un moi qui se croit maître en sa maison ou d’une subjectivité de Robinson Crusoé en quelque sorte, une subjectivité insulaire qui fétichise son isolement, se prend pour donnée et non résultat d’une genèse historique et sociale. Cette figure insulaire est autant celle de l’idéologie bourgeoise de l’art, qui règle l’idée d’autonomie de la peinture comme de l’artiste moderne :

Arvatov – « Si la peinture de chevalet est une ‹ chose en soi ›, il n’en découle pas qu’elle est une ‹ chose pour soi ›. L’artiste bourgeois peut se détacher autant qu’il veut de la ‹ foule méprisable ›, il n’en reste pas moins d’une façon ou d’une autre son enfant, et ses inquiétudes, ses intérêts et ses goûts trouvent toujours et partout, certes parfois tardivement, une réponse franche et reconnaissante. Mais comment pourrait-il en être autrement : né dans la société, c’est dans la société que l’art vit, satisfaisant ses besoins, l’organisant activement, quand bien même au moyen de la peinture de chevalet. » (p. 54)

Le niveau des objets de consommation du quotidien – objets qui sont en même temps produits – est une médiation, déterminante pour Arvatov, dans l’activité humaine qui transforme continuellement soi-même et le monde social. Là est la vie dont il est question,

Arvatov – « son facteur formant, (…) c’est le quotidien, le système des formes porteuses plus ou moins stables, dans lequel se dépose à chaque moment l’être social. Dans la société bourgeoise la vie quotidienne s’est déposée arbitrairement, inconsciemment ; c’est pourquoi elle s’est pétrifiée dans des formes statiques et conservatrices ; il s’est établi un stéréotype des choses, une étiquette, une tradition des goûts et des habitudes, des normes, des manières. La société bourgeoise n’a pas engendré des organisateurs spécialisés, des créateurs de la vie quotidienne, des organisateurs qui pousseraient le mode de vie sur la voie du développement social, qui changeraient de manière consciente et planifiée les formes de l’être en accord avec les tendances de ses forces motrices. (…) Tout cela aurait pu être organisé par les artistes, puisqu’ils sont justement des inventeurs conscients de formes. Mais, comme cela a déjà été montré, la création artistique dans la société bourgeoise est précisément détachée de la sphère de la pratique sociale, du système général de la production, et, par conséquent, du système de production des moyens de consommation, qui constituent les éléments de la vie quotidienne. » (p. 114)

Pour transformer ce quotidien, résolument conçu comme forme de vie plutôt que cadre de vie, il faut la reprise, en chacun·e, d’un pouvoir de mise en forme, à la fois libre et conscient : rendant à chacun·e le sens et les moyens de ses actions et utilisant de manière appropriée les éléments existants de l’environnement matériel, économique, technique et social d’une époque singulière. Voici comment Arvatov décrit la dynamique sociale de l’organisation comme une structure qui forme et qui se déforme :

Arvatov – « Le mode de vie prolétarien, étroitement lié à l’évolution de la production, est fluide de par ses tendances ; il n’a pas de disposition à la tradition mais à l’adaptation maximale, à la cohérence [tselesoobraznost] maximale des formes, à leur souplesse et à leur mobilité (leur plasticité) [plastitchnost]. À mesure que le prolétariat recouvrira sa propre capacité d’agir, à mesure que ses activités organisatrices se répandront dans tous les domaines de la vie, il devra passer de l’arbitraire [stikhiïnosti] au changement standardisé du mode de vie. (…) Le quotidien [byt] en tant que quelque chose de statique, de fossilisé, dépérira, puisque les formes de l’être (ce qui est actuellement le quotidien) changeront tout le temps avec le changement des forces productives. (…) Construire le quotidien, cela signifie participer à parts égales dans la production sociale – avant tout dans la production de moyens, dans la consommation productive : transport, construction, vêtements, ustensiles de cuisine, littérature pratique, etc. » (p. 117)


Certainement, on peut trouver inhabituelle et presque démesurée la revendication d’une telle révolution ; on peut s’inquiéter de son caractère prométhéen ou infini, on peut sonder ce modèle de la production appliqué à la subjectivité, veiller à ce qu’elle ne soit pas recapturée par des injonctions à l’auto-exploitation – ainsi des chevaux de Troie d’un développement personnel visant à optimiser l’individu au service du capital. Pourtant, il faut se saisir d’une autre esthétique étendue aux activités ordinaires engageant des corps dans un mouvement de transformation et de co-constitution de l’environnement. L’ouverture est précisément telle qu’elle ouvre la voie à une réinvention de fond en comble, qui tienne pourtant compte de déterminants sociaux, techniques, économiques, culturels – ce n’est pas la volonté pure d’un sujet autonome qui s’applique sur le monde, mais la constitution collective d’un standard, qui désigne tant les formes dans lesquelles les pratiques se réalisent que la matérialisation de ces formes par les pratiques, conditionne l’éducation des éducateur·ices. Il s’agit de passer des formes fétichisées de la consommation à l’acquisition d’une technique nécessaire à la vie quotidienne et susceptible d’être possédée par chacun·e afin de participer à une genèse continue de son environnement. Le style, c’est cette réalité transindividuelle, propre à une époque, constituée matériellement par elle et qui permet l’expérience singulière de chaque assemblage (corps, objets, rapports sociaux) ; c’est l’élément formant qui structure l’expérience sociale et qui est modifiée par elle en retour :

Arvatov – « C’est partout la même chose : le style commence là où s’arrête l’arbitraire de la person­nalité. » (p. 35)

Claire Thouvenot