Revue Incise – Retourner le gant du loisir savant

 

REVUE INCISE

RETOURNER LE GANT DU LOISIR SAVANT

 

Daniel Jeanneteau et Juliette Wagman, alors à la direction du Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine, m’ont demandé en 2013 de créer une revue. Revue Incise est née en 2014, pour paraître depuis lors chaque année au mois de septembre. Nous préparons aujourd’hui le numéro 4, du CDN de Gennevilliers, que Daniel Jeanneteau dirige depuis janvier 2017. Je prends donc la parole après trois numéros, portés par le Studio-Théâtre de Vitry et ma compagnie de théâtre les corps secrets. Ont été associés de façon serrée au travail de ces trois premiers numéros Elise Garraud, Juliette Wagman, Alix Rampazzo, Guillaume Rannou et Delphine Lavergne.

 

1.

Ma rencontre avec le Studio-Théâtre s’était faite à partir de mon travail de critique dramatique, notamment le livre Carnet critique, Avignon 2009. Cet objet symbolise une première dimension de la revue qui est liée à la question de la critique, à son désir et à son renouvèlement. Une double tendance s’était imposée depuis les années 1990 : à la fois une surpolitisation du discours du théâtre – tout théâtre se devait d’être politique – et une phénoménologisation de l’analyse du spectacle, attachée aux présences, à l’apparaître, aux seuils de perception, moins aux discours ou à ce qui aurait relevé d’une tradition de regard plus sémiologique.

Mon travail de critique, développé depuis les années 2000, avait au contraire pour caractéristique de battre en brèche ces deux coordonnées majoritaires du théâtre, à la fois en interrogeant l’injonction à produire du théâtre dit politique et en actualisant une autre tradition, celle de la critique de l’idéologie. Je pointais par exemple à plaisir la solidarité entre une surchauffe de la politique au théâtre et un émoussement de sa capacité critique, sa complaisance profonde à l’égard de ce qu’il faisait mine de remettre en cause. Il y a une séduction propre à cet abord qui est celle de l’arrachage du papier peint : ses effets de dévoilement, de mise à nu de la violence sociale, de retournement du gant. Revue Incise vise d’abord à faire de la place à ce type de gestes sur les objets du théâtre et plus généralement de notre culture contemporaine. J’ai jusqu’à présent beaucoup contribué à cet axe de la revue, mais j’ai depuis de début le désir d’accueillir des paroles critiques sur le spectacle qui émaneraient non de la critique patentée, souvent soumise aux lois courtisanes très sévères de la production théâtrale, mais de son public quel qu’il soit. C’est une gageure que Revue Incise ne désespère pas de relever.

 

2.

La seconde dimension du travail de la revue est liée au positionnement que nous voulions avoir et au rôle de vis-à-vis critique de l’institution que le Studio-Théâtre souhaitait qu’elle porte. Cela touche au déplacement que la revue opère de la notion de « public » à celle de « lieu ». Le public est la catégorie depuis laquelle nous pensons les spectateurs. On dirait que c’est l’un des signifiants maîtres du théâtre actuel. Les programmateurs, les compagnies, l’institution, les critiques, les départements d’art du spectacle raisonnent sans cesse en terme de demande : rencontrer son public, élargir le public, répondre à son public, identifier les publics. Mais la consistance, la construction, les effets pervers de cette catégorie sont rarement interrogés. Sortir de la logique infernale de la demande supposée de cet autre du public exigeait que soit fait un pas de côté. C’est la notion de lieu qui nous a permis de le faire : « Qu’est-ce qu’un lieu ? » est le sous-titre de chaque numéro de Revue Incise. C’est une manière d’affirmer que le théâtre ne peut sortir des profondes apories qui grèvent ses pratiques actuelles qu’en passant d’une pensée de la demande à une pensée de l’offre. Qu’on ne travaillera pas mieux tant que l’on ne pensera pas les théâtres publics d’abord comme des lieux de fabrique, de salariat, d’hospitalité, avant d’être des lieux de diffusion, d’accueil, de promotion du nom d’un seul, etc. C’est s’ordonner à l’« accueillir » et non au « recevoir » comme Renaud Golo en fait la distinction dans le numéro 2. Quitte à prendre l’obsession politique du théâtre au sérieux, commençons pas l’appliquer à notre propre champ. Et « Qu’est-ce qu’un lieu ? » métaphorise la question politique d’une manière qui ne cesse pas de nous provoquer à penser. L’incise que la revue opère tient à ce sous-titre qui ouvre un espace de travail à la fois transversal et radical, transversal parce que depuis le début nous ouvrons à toute forme de lieu comme pensée du politique et radical parce que le théâtre y gagne une reformulation recentrée de sa question.

Moyennant quoi la revue tente de penser son propre lieu politiquement : elle rétribue ses contributeurs ; nous avons tout fait en interne, sans rien externaliser que l’impression ; nous avons pensé le choix de la police, la maquette, le sommaire, les lignes de fuite et les à-côtés, le prix de vente (volontairement modique) et le mode de diffusion comme autant de dimensions solidaires et intelligentes d’une même prise de parole ; les sommaires sont écrits en toute indépendance de la direction de la publication qui appartient à Daniel Jeanneteau et dans la distance nécessaire d’avec le milieu théâtral proprement dit, dans un « hors-de-soi » qui ne cesse de travailler l’équilibre de sa composition et sa capacité de nouveauté. Loin de tout argument d’autorité, qu’il soit de prestige, de mode ou d’influence.

 

3.

Enfin, après les termes de critique et de lieu, une ultime dimension de notre travail me semblerait bien saisie par le mot d’ouverture s’il ne risquait de faire signe vers des choses un peu galvaudées. De fait Revue Incise procède à une double incision, à la fois dans la clôture du champ théâtral et dans la clôture française. Ouvrir le théâtre par la question du lieu opère un renversement de perspective qui fait que le lieu vient ouvrir le théâtre à d’autres champs : architecture, politique, psychanalyse, histoire, sociologie. Nous avons publié depuis le premier numéro des textes sur des choses aussi diverses que le mouvement identitaire breton, la conception des jardins d’enfants ou les jeux vidéo alternatifs – autant de textes qui intéressent nos catégories de la culture et la manière dont nous pouvons travailler notre regard et nos pratiques dans et depuis le théâtre. Il me semble que le théâtre y retrouve généreusement une place centrale parce que décentrée et ouverte sur son extérieur : c’est depuis lui que s’aimantent ces champs que la revue fait tourner dans son orbite.

Brancher le théâtre sur les sciences sociales, entendues au sens large, au-delà d’une première ouverture qui lui est plus naturelle sur la littérature, c’est prendre acte d’un écart entre le théâtre tel qu’il se pense et le théâtre tel qu’il est perçu. C’est faire un pas de côté par rapport à la rente de situation culturelle et morale dans laquelle le théâtre se vit et dont il pâtit plus souvent qu’à son tour – les fameux loisirs savants qui lui aliènent sa vocation populaire sans qu’il ne puisse s’arracher à la tenue qu’ils lui confèrent encore. De plus, j’attache une attention particulière à la traduction de textes encore inédits en France ou peu connus – je suis très heureuse que la revue compte dans ses sommaires des noms comme ceux de Diedrich Diederichsen, Marta Traba, Joseph Mitchell, Fredric Jameson bien évidemment ou pour les numéros à venir Bernd Stegemann par exemple. L’incise, on le voit, est à plusieurs étages : sectorielle, disciplinaire, territoriale. C’est la force de l’espace public que de pouvoir proposer des objets aussi indépendants, accessibles financièrement et attentifs non à capter « leur public » mais à s’adresser à tous.

 

Diane Scott

 

CULTURE ET RECHERCHE n°136 – automne hiver 2017