Revue Incise 2 : extraits

enfermement identitaire et soumission de la culture : l’exemple de la bretagne

Françoise Morvan

« L’histoire de cette triple manipulation reste à écrire – manipulation politique puisque la lutte contre l’écotaxe a été organisée par le lobby patronal breton comme un coup de force et un test, sur la base du mot d’ordre « Décider, vivre et travailler au pays », où, bien sûr, le terme qui importe est le premier ; manipulation sociale puisque les travailleurs licenciés ont été amenés à défiler derrière leurs patrons pour défendre une dérégulation dont le refus de payer l’écotaxe était le premier exemple ; manipulation historique puisque la « révolte des Bonnets rouges » n’a jamais été une révolte contre le roi de France – mais le bonnet rouge était de longue date présenté par l’historiographie nationaliste comme symbole de la révolte atavique du Breton opprimé. »

 

dans le bras d’eau

Joseph Mitchell, traduit par François Tizon

« Un matin d’automne alors que j’avais treize ou quatorze ans, un samedi matin de septembre, je me levai tôt et j’allai à la cuisine et je dis à ma mère, qui elle-même s’était levée tôt, que je voulais passer la journée dans le champ indien. Il y avait eu du tonnerre et des éclairs pendant la nuit et une pluie torrentielle et déchaînée – un genre de pluie que les gens appellent ici une emporteuse de souches. Ma mère m’avait préparé le petit déjeuner et m’avait préparé quelques sandwichs pour mettre dans ma poche, et je quittai la maison au moment exact où le soleil se levait. Je traversai le bras d’eau et je pénétrai dans le champ indien et je passai une heure ou deux à fouiller systématiquement les ravines, sans succès. À un bout du champ indien, le Pittman Mill Branch est rejoint par un affluent appelé la South Fork. La South Fork est pleine de crotales et pleine de grands ronciers de salsepareille, et mon père m’avait recommandé de ne pas m’approcher et je l’avais toujours écouté, mais ce jour-là je n’avais pas tenu compte de sa recommandation et, en louvoyant pour éviter les ronces, je suivais une ravine qui me paraissait prometteuse. »

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mitchell s’interrompant

François Tizon

« Les histoires de Mitchell n’ont pas de bout. Elles s’évanouissent à l’approche d’un événement tu. Mitchell s’interrompt sur le seuil, quelques secondes avant l’épiphanie. Il est possible que la nature fragmentaire de Street Life et son évanescence répondent sans même que Mitchell ait eu à le vouloir à l’injonction d’une intuition profonde. L’auteur donne le sentiment d’avoir à chaque fois accompli le plus difficile. Il a circonscrit ses récits de l’intérieur, et même si les mémoires n’y étaient pas vraiment contenues, la mémoire si. Comme une substance. »

 

ramdam (1997-2014)

*retour sur un lieu

Mary Chebbah

« Le défi était donc posé : construire par la pratique une « souveraineté collective » pour penser la vie d’un lieu. Vingt personnes furent ainsi rassemblées dès septembre 1997 : artistes mais pas que (artisans, enseignant, étudiant, danseurs, plasticiens, musiciens, acteurs de rue…), proches mais pas que (rencontres toutes nouvelles, collaborateurs de collaborateurs, associés de longue date…), ayant des expériences communes mais pas que. Tous invités, en tous les cas, à fonder un collectif désigné sous le vocable : collectif artistique. Une désignation sans détour, et pourtant. Loin d’être un collectif d’artistes, encore moins un comité d’experts ou scientifique, ce collectif s’envisage alors davantage comme une force composite et prosaïque, engagée à travailler, horizontalement et communément, la destination artistique d’un lieu. Autrement dit, à inventer ce que peut être un lieu dédié à l’acte de création. « Un lieu pour donner lieu à » ».

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* choisir une demeure(s)

Renaud Golo

« Recevoir n’est pas exactement accueillir, les modalités diffèrent, le motif également. Recevoir n’est pas un exercice d’émancipation sociale. C’est une pratique de « l’ordre » social à laquelle s’exercent conjointement le maître de maison, maître des lieux – qui instaure la règle, qui la perpétue, plus précisément – et ses invités. L’accueil est une pratique dont le fondement pourrait être la quête d’égalité. Le lieu, en ce sens, est crucial. La question de la propriété également. Y recevoir maintient l’invité sous un rapport de déférence, pouvant même aller jusqu’à affirmer ou instituer une féodalité. Or, si accueillir est une tentative plus ambiguë, elle semble aussi plus juste parce qu’elle oblige à une altérité « démocratique » avec les convives, parce que, surtout, elle n’est pas prédéterminée. »

 

de l’hygiène des bacs à sable

Catherine Rannou

« J’avais choisi du sable de mer. Un sable « roulé », qui contenait des fragments de coquillages, ici à Paris en 1990. Un sable blanc, suffisamment lourd pour résister aux vents et ne pas remplir les yeux des enfants. Et suffisamment collant aussi, pour pouvoir construire des châteaux, là, loin de la mer, Paris 19e. »

 

hypérion, lettre à marie-josé malis

Diane Scott

« Cela aura été ma question, ces dernières années, la rétivité naturelle du théâtre à tout espace de contre-culture, à l’existence d’espaces culturels oppositionnels constitués, autonomes par rapport à l’establishment artistique. Je crois que ce type de réaction [d’étonnement] à ta nomination [à la direction d’un CDN] témoigne exactement de l’effet de cette vérité : si la reconnaissance institutionnelle tend à couvrir le champ théâtral, non par volonté mais de fait, par un effet structurel, alors n’existe que ce qui est reconnu. C’est a minima la tautologie piégeante, au pire la discrimination catastrophique du théâtre en France aujourd’hui. »

 

la multiplicité éparpillée qui s’appelle « brecht »

Florent Lahache

« Dans ce second chapitre, Jameson s’emploie à définir son objet lui-même : quelle oeuvre désigne-t-on précisément sous le nom de « Brecht » ? Y répondre revient le plus souvent à privilégier un aspect au sein d’un éventail de possibilités disparates : on mettra tantôt l’accent sur la théorie de la distanciation et la politique brechtienne de l’art, tantôt sur la jeunesse expressionniste, héritière de Frank Wedekind et d’Arthur Rimbaud, tantôt sur la poésie de l’exil américain, nourrie d’épigrammes antiques et de littérature chinoise, ou bien encore sur le théâtre épique, l’amitié avec Walter Benjamin et le combat antifasciste – sans oublier les grandes innovations de l’époque de Weimar, non plus que les expérimentations de la période est-allemande. Toutes ces configurations semblent à la fois coexister, s’articuler secrètement, et se dérouler cependant en des lieux et des temps radicalement incommensurables : il y a chez Brecht une résistance à la totalisation, comme s’il ne pouvait jamais être abordé que de manière immanente et toujours locale. »

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monades chronologiques

Fredric Jameson, 2e chapitre de brecht and method, traduit par Florent Lahache

« Pour commencer, il convient de souligner que Brecht est également « Brecht » : c’est-à-dire le lieu d’une oeuvre collective en tant que telle, comme si l’individualité que nous attribuions précédemment à une période antérieure à l’histoire, avec ses obsessions et ses qualités singulières, avait presque aussitôt été transcendée dans un sujet collaboratif – un sujet qui semble clairement posséder un style spécifique (celui que nous qualifions à présent de « brechtien »), mais qui n’est plus personnel au sens bourgeois ou individualiste du terme. Nous savons bien comment Brecht pillait les pièces de théâtre du passé et des autres cultures, et nous n’en sommes probablement pas indignés outre mesure : plus il existe de strates de temps humain, plus il existe d’individus qui produisent des artefacts et laissent des traces derrière eux, plus il y a de richesse culturelle et plus la situation s’avère intéressante. Pour autant, le principe d’une oeuvre collaborative est aujourd’hui encore à même de susciter le scandale : qu’en est-il, s’indigne-t-on, de la propriété privée de la signature ? Brecht n’a-t-il pas exploité les gens qui travaillaient avec lui (celui que nous appelons désormais « Brecht ») ? Pire encore, puisque la plupart d’entre eux étaient des femmes, ce type de relations ne provient-il pas du modèle habituel du patron masculin, donnant des ordres depuis son bureau, abusant au-delà même de ce que fait un professeur lorsqu’il signe les recherches de ses étudiants ? De là, il n’y a qu’un pas pour conclure (comme John Fuegi l’a fait) que tout ce qui était intéressant chez Brecht était écrit par quelqu’un d’autre, et généralement par une femme : c’est une proposition qui peut efficacement être combinée avec sa cruauté et son autoritarisme présumés. »

 

par les passés

Joseph Mitchell, traduit par François Tizon

« …lorsque je parle de passé je veux dire de nombreux passés, un salmigondis de passés, une toile d’araignée de passés, une jungle de passés ; le passé de mon père ; le passé de ma mère ; le passé de mes frères et de mes soeurs ; le passé d’une petite ville rurale appelée géographiquement à tort Fairmont au fin fond des marais à cyprès et des profondeurs où poussent les gommiers noirs et les baies de magnolias sauvages du sud de la Caroline du Nord, une ville où j’ai grandi et dont je me suis enfui aussitôt que j’ai pu mais où je reviens aussi souvent que je peux et pour qui j’éprouve depuis des années de temps à autre et même à ce stade tardif subitement et pour aucune raison consciente du tout une nostalgie déchirante ; le passé de plusieurs chambres meublées et d’hôtels de bas étage à New York dans lesquels j’ai vécu pendant les premières années de la Dépression, lorsque je découvrais la ville pour la première fois, et qui ont disparu sans laisser de trace depuis longtemps les uns après les autres mais qui me firent de toute évidence une forte impression, de temps en temps le salon ou le lobby de l’un de ces endroits ou ma vieille chambre dans l’un de ces endroits me reviennent en rêve de manière mystérieusement reconnaissable ; … »

 

quand le théâtre se met aux séries

Caroline Châtelet

« Récits au long cours instaurant une familiarité et une connivence avec le spectateur et permettant des phénomènes d’appropriation : outre l’expérimentation d’autres modes de création et de production, ce serait cela aussi que travailleraient ces projets [de séries théâtrales]. Sauf qu’aussi populaires soient les séries télé, il existe des classements internes, des effets de hiérarchisation, et les oeuvres dont se réclame Mathieu Bauer ne sont pas de gros succès populaires. (À ce titre on imagine mal Une Faille revendiquer une filiation avec Plus belle la vie, décriée pour ses positions consensuelles et ses figures pagnolesques. Dommage.) La vision de la série qui réconcilierait tout le monde, toutes classes sociales et générations confondues, est une image d’Épinal, en partie alimentée par les spectateurs de séries euxmêmes. D’ailleurs, la vision du spectacle qui réconcilierait tout le monde, toutes classes sociales et générations confondues, est aussi une image d’Épinal, etc. Sauf que les mythes ont la dent dure et il semble difficile au théâtre de se défaire de cette injonction au rassemblement, à la communion et au populaire. »

 

« les choses, il faut les faire »

Élise Garraud

« L’atelier textile a précisément été un des lieux requis par Karl Marx dans Le Capital pour analyser la période historique de l’industrialisation et l’un de ses principaux moyens, la division du travail. La division du travail est d’abord un phénomène social traditionnel, fonctionnant par répartition familiale ou territoriale des activités et des savoirs, afin de couvrir un ensemble de besoins. On peut appliquer cette définition a  notre sujet, et observer que pour faire un spectacle, il faut a priori plusieurs personnes : une équipe se compose (elle se considère d’ailleurs parfois elle-même comme une famille) et une répartition des tâches s’élabore. Mais en dépit de l’image artisanale dans laquelle le théâtre aime se mirer, c’est au stade postérieur de la division du travail, lié au développement industriel, qu’il adhère plus profondément. »

 

art et non-art

Diedrich Diederichsen, traduit par Julia Christ

« Avant que le concept d’art qui s’affirme comme tel ne se soit mis sur la défensive, les représentants des nouvelles évolutions visuelles, artistiques, économiques et technologiques étaient précisément ceux qui tâchaient activement d’obtenir l’honneur qu’on dise d’eux qu’ils agissaient au sein de l’art. L’homme d’avant-garde prétendait réaliser l’institution « art » mieux que son prédécesseur académique ; des représentants et des utilisateurs des nouvelles technologies, qui ne produisaient plus d’originaux – des photographes jusqu’à des artistes vidéo –, tâchaient d’élaborer des procédures permettant de produire malgré tout des objets singuliers et potentiellement porteurs d’aura, afin de satisfaire aux critères de l’exigence artistique. Des nouveaux médias ou milieux culturels se clivaient normalement très rapidement en une partie artistique et une partie commerciale. Chacune des deux parties savait généralement très bien ce qu’était l’autre. Du moins il semblait que la dynamique sociale stratifiée et hiérarchisante d’un art corroboré par une définition forte allait fonctionner assez longtemps : encore à la fin des années 1980 la publicité voulait être art. »