Revue Incise 3 : extraits

à quoi bon encore l’université ? un texte d’humeur

Antonia Birnbaum

« Aujourd’hui, la question « à quoi bon encore l’université ? » est posée à plusieurs titres. Il y a ceux qui la posent pour nous inviter à la déserter. Il y a ceux qui la posent pour la défendre. Il y a ceux qui les premiers en dictent les termes, et qui possèdent déjà la réponse, à savoir les tenants d’un pouvoir au service de la rationalité économique et du contrôle permanent de tous qui informent sa logique. Dans les remarques qui suivent, je voudrais tenter de nommer le malaise que j’éprouve à enseigner aujourd’hui en université. J’écris donc un texte d’humeur. »

 

les vagabondes

Alain Béhar

« C’est au Théâtre Molière, la prise de son est catastrophique mais joyeuse – on entend un brouhaha de gens en colère dans les coursives et Françoise court dans tous les sens pour essayer d’obtenir le silence – le décor ne tient pas sur la scène en pente. Le jardin, la cour, le grillage, le bâtiment en fils, le cheval blanc, les cinq poutres de La Dernière Image et la première pierre du Centre Dramatique Potentiel, tout glisse vers la fosse et Roland refuse de fixer quoi que ce soit. On monte, on descend, on remonte des choses, on fait rouler des kilos d’oranges à jus de haut en bas. On rit beaucoup. Caroline fait de la luge avec Suzanne sur des bouts de moquettes, mais c’est annulé à cause du couvre-feu. Alors on creuse à quelques-uns pendant l’entracte un tunnel sous la fosse d’orchestre jusqu’au bar d’en face, le Roule ma poule, rebaptisé pour l’occasion L’Eldorado des récalcitrants. Une chorale nomade d’enfants sédentaires y chante une version quasi slamée d’Agamemnon. Bien sûr, même sur invitation, on imagine mal entrer à 850 au bar d’en face, tous les volets fermés, même nus, même avec le décalage horaire. Aux environs de Saint-Pierre-et-Miquelon, il est six heures de moins au bar d’en face. »

 

faire des listes – théâtre et histoire

Diane Scott

« Tout ceci se déploie sous l’égide d’un énoncé-maître qui a intensément cours depuis les années 1990 : le théâtre pense. Énoncé qui est la trame d’une revendication à double fond : 1) le théâtre n’est pas du spectacle, il est autre chose que du divertissement, il a trait à l’esprit et c’est à ce titre qu’il mérite du public (dans les deux sens du mot – qu’il faut aller voir ces spectacles et qu’il faut les subventionner) ; 2) c’est depuis la pensée que nous pourrons régénérer notre rapport au politique, miné par le consumérisme, la dépolitisation et la droite extrémisée. »

 

l’art latino-américain n’existe (toujours) pas

Annabela Tournon

« Faire circuler la pensée de Marta Traba en français aujourd’hui nous a semblé pertinent pour deux raisons principales : d’une part, parce que sa position permet de nuancer la représentation caricaturale du modernisme qu’un certain nombre d’études sur l’art contemporain tendent, par la négative, à fixer ; d’autre part, parce qu’elle permet de discuter la position « humaniste » défendue par un certain nombre de médias de gauche au sujet de l’art et de la politique. »

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à la recherche du signe perdu

Marta Traba, traduit par Annabela Tournon

« Reprenant Freud là où ce dernier considère que malheur et répression doivent nécessairement exister pour que prévale la civilisation, Marcuse inspire une révolution libératrice dont il reste le penseur le plus dévoué. Les contributions de la plus jeune critique nord-américaine, Susan Sontag, ne sont pas étrangères à tout cela, quand elle en appelle à une érotisation de l’approche et du jugement critique. Cependant, la libération sexuelle qui s’est produite aux États-Unis sur de nombreux plans n’a pas débouché sur l’érotisme, mais sur la représentation libérée de la sexualité ou sur la tolérance totale de la pornographie. »

 

la méthode sans maître, ou comment cuisiner les abstractions

Florent Lahache

« En un sens, le matérialisme brechtien a quelque chose d’un remède-poison, d’un pharmakon marxiste : une anti-pensée destinée à radicaliser la pensée, à défaire la dimension trop générique des raisonnements, à en déloger les aspects autoritaires. Son adversaire, ce sont les effets d’intimidation produits par les énoncés de savoir – ce qui paralyse la réflexion à l’intérieur même de la réflexion. À ce titre, la méthode brechtienne s’oppose aussi bien aux procédures de la généralisation qu’à celles de la spécialisation, de l’expertise, aux figures de l’intellectuel en petit propriétaire de son domaine. »

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trianguler brecht

Fredric Jameson, 3e chapitre de brecht and method, traduit par Florent Lahache

« Dans un cas comme dans l’autre, nous aurons délivré Brecht d’une conception du modernisme désormais convenue (le style remarquablement subjectif, l’attitude typiquement ironique) ; mais, par la même occasion, nous nous trouvons dans l’incapacité de définir une caractéristique que chacun peut reconnaître, y compris les non-germanophones : les qualités sèches, spirituelles et ironiques de son usage de la langue, qui poussent à ajouter Brecht à la liste proposée par Nietzsche (dans un esprit relativement anti-allemand) des trois meilleurs livres allemands (la Bible de Luther, les Conversations de Goethe avec Eckermann, et le sien propre). »

 

poésie classe moyenne

Gilles Amalvi

« maintenant
il faut écrire le poème-classe-moyenne
il faut l’écrire
si tu ne veux pas qu’il t’écrive
qu’il s’écrive dans ton dos
qu’il écrive à ta place
une poésie moyenne
fade et indolore

[poésie-classe-moyenne contre
poésie-classe-moyenne] »

 

au haut du vieil hôtel

Joseph Mitchell, traduit par François Tizon

« Je suis curieux mais pas à ce point. Pour vous dire la vérité, je veux juste ne pas monter dans cette cabine tout seul. Je sens quelque chose, et c’est le nœud du problème. Cela me met mal à l’aise – tout enfermé, et tous ces moutons de poussière. Cela me fait penser à un cercueil, l’intérieur d’un cercueil. Ça ou tout aussi bien une grotte, l’entrée d’une grotte. Si je pouvais trouver quelqu’un pour m’accompagner, quelqu’un à qui parler, de façon à ce que je ne sois pas tout seul là-dedans, j’irais ; j’y grimperais aussitôt. Quelquefois, j’y suis presque arrivé. »