Revue Incise 5 : édito

Revue Incise est née en 2014 à Vitry-sur-Seine en banlieue parisienne. C’était au Studio-Théâtre, à l’initiative de Daniel Jeanneteau et de Juliette Wagman, ses directeurs d’alors. La revue s’est déplacée avec eux, elle est aujourd’hui éditée par le Théâtre de Gennevilliers, depuis son quatrième numéro. Elle est toujours rive gauche de la Seine mais dans une autre boucle du fleuve, un peu plus bas, un peu plus au nord. Elle paraît une fois par an, chaque mois de septembre.

D’emblée la revue a été déterminée par un certain positionnement dans le champ du théâtre et de la critique – positionnement qui en fait une revue de pensée critique et d’écriture depuis le théâtre, plus qu’une revue de théâtre. Voici ses trois partis pris fonciers :

1/ le désir de nommer nos a priori culturels. Interrogeant la rente de monopole culturel et moral du théâtre il était bon d’inciser dans son bel engorgement. Le théâtre ne proclame jamais tant son ouverture sur le monde que pour en occuper un centre au royaume plus étendu, fût-il tendanciellement hors-sol. L’idée était d’inverser la relation : depuis le théâtre vider un lieu où pouvoir accueillir tous ses autres depuis nos questions propres. D’où l’importance du volet de traductions que chaque livraison propose : théoriciens étrangers, disciplines autres, inédits le plus souvent. Nous n’accueillons pas le théâtre tel qu’il est déjà constitué pour l’entendre nommer le monde, nous creusons le théâtre et ouvrons sa porte pour laisser entrer ce qui se dit et se joue ailleurs où trouver des éléments pour penser nos vies. Aussi nous ne craignons pas ce que Roland Barthes et la tradition critique avec lui nomment la destruction : nous refusons le chantage à l’alibi culturel, et la pratique qui lui est connexe de la critique comme test de consommation. Le théâtre ne survivra à la provincialisation culturelle radicale qu’il connaît depuis un siècle non au prix d’une défense de son principe mais au prix d’un regard acéré sur lui-même.

2/ un parti pris matérialiste qui consiste à laisser de côté la catégorie du public et ses étranges découpages et à déplacer la focale du côté des lieux. Parler du « spectateur », est-ce refouler les modes de production ? La notion de lieu du moins permet-elle de nommer la fabrication concrète de rapports – englobant la question des « bâtiments » mais incluant bien d’autres choses : rapports d’adresse, rapports de collaboration, rapports aux objets de la culture. Ce qui signifie plus généralement une attention au grand glissement historique dont nous sommes les contemporains : le geste de cette revue est traversé par l’inquiétude liée à la destruction du principe des « choses communes », parfois corrélé à la notion de « chose publique », tel que les luttes sociales l’ont pour partie construit pendant deux siècles. Le sous-titre de Revue Incise « Qu’est-ce qu’un lieu ? » est ainsi une manière de problématiser depuis la culture ce qui se joue à l’échelle de l’histoire.

3/ enfin un rapport à la langue qui affirme l’hétérogénéité des écritures proposées et la puissance des textes qui se donnent à eux-mêmes leurs propres cadres d’énonciation. Revue Incise a du goût pour la théorie et pour l’érudition et n’est pas une revue universitaire. Des théoriciens y  écrivent des poèmes, des game designers y lancent des manifestes, des danseurs y font des dessins. Ce qui va de pair avec le goût pour ce que Theodor Adorno a nommé en bonne part l’exagération, soit le refus des ordres de grandeur établis – qu’ils touchent aux choses, aux auteurs ou aux thèmes. Le refus du « sense of proportion » qui est déjà un contenu idéologique à part entière et une mise au pas de nos pensées. Ici on n’est pas tenu de capitaliser sur son expertise ni de coller aux formats académiques mais on est invité à travailler, apache de l’écriture remettant sa parole sur l’établi de ce qui le point.

Car quelle est la question des revues comme espace spécifique ? Question qui conjoint l’écriture et l’édition en général mais dont le croisement produit un lieu particulier. Disons que c’est la question de l’actuel. Qu’est-ce que prendre la parole aujourd’hui ? L’actuel n’est ni l’actualité, ni le contemporain, il n’est pas une catégorie descriptive, c’est un choix qui se construit, c’est un acte. On parle des revues qui ont cessé de paraître, des revues qui tiennent à durer. Mais si la question des revues est de produire des agencements inouïs dans une certaine effectivité de la parole dans son rapport à l’histoire, alors la véritable question des revues n’est ni le mort ni le vivant mais le non-mort. Aussi leur question est-elle moins à qui les revues s’adressent – public, accessibilité, etc. – que ce qu’elles adressent et à quoi : quelles divergences produisent-elles dans nos subjectivités ?

 

Diane Scott