Ouvrir une revue

 

OUVRIR UNE REVUE

 

Pourquoi ne pas interpréter l’abondance des discours sur la crise de la culture, qui émanent souvent des rangs du théâtre, comme une longue plainte, celle de la perte de la centralité historique de celui-ci ? Centralité du divertissement théâtral que des causes, aussi diverses et profondes que les révolutions technologiques du XXe siècle, les métamorphoses de la condition salariale et l’invention des loisirs qui l’accompagne, ont radicalement marginalisé. Or, parallèlement, l’invention de la « culture » l’investissait d’une fonction politique renouvelée. Au XVIIe siècle, il fallait prémunir les enfants contre les enchantements du théâtre ; on les traîne aujourd’hui par cars entiers devant des spectacles dont le contenu compte moins que la valeur rédemptrice de l’opération. C’est le paradoxe de la situation contemporaine du théâtre : une lente et séculaire mise à l’écart, mais la persistance d’une rente de monopole culturel et moral. Avec deux conséquences néfastes : d’abord l’entretien du sentiment d’appartenir au bon levain, une culture de l’élite, ensuite une forme d’impunité artistique, la possibilité de produire des objets mainstream avec un label de légitimité inentamé et sous couvert d’émancipation collective. Le théâtre occupe donc une position culturelle éminente, mais elle est deux fois paradoxale, tendanciellement hors-sol et essentiellement trompeuse.

Il faut interroger la clôture du théâtre sur cette rente de situation, qui participe à l’existence de ce qu’on appelle un « milieu », et peut-être y lire le risque d’un appauvrissement de ses propositions, malgré la certitude souvent affichée de concourir au sauvetage du monde. (Rente de situation de sa profession comme champ, qui peut hélas aller de pair avec une précarisation et une paupérisation d’une partie de sa profession comme groupe social.)

Revue Incise est une réaction à cela, dans son geste même.

D’abord parce qu’elle s’adresse au théâtre et au-delà. Non pas dans l’idée d’une adresse qui déborderait de son lieu naturel, comme un verre plein. L’incise convoque l’image contraire, celle d’une circulation qui traverse les entre-soi et les répartitions d’expertise. Ensuite, parce qu’à la question obsédante du théâtre – le public, son découpage, sa captation, sa fidélité – c’est-à-dire une forme pervertie de questionnement sur le peuple, Revue Incise substitue la question « qu’est-ce qu’un lieu ? » Le théâtre métaphorise cette question par vocation historique, il est un des lieux d’où la porter. Mais vouloir la tenir, c’est surtout poser un dénominateur commun entre un État, un théâtre, un jardin public et un lieu de soins, par exemple. C’est persister à maintenir la nécessité politique de la chose commune. C’est concrètement commencer par tracer les coordonnées de l’hospitalité et du travail, qui renvoient à un certain rapport entre le dedans et le dehors, l’espace et la fonction, le discours qui s’y tient et son rapport au pouvoir.

Au-delà même des domaines et des sujets, le rapport à la théorie et le tissu des écritures seront ici très divers. Cette diversité n’est ni une invitation à piocher, comme une carte prévue pour tous les goûts, ni une défense de l’hétérogène par principe. Tout n’y a pas sa place. Mais notre envie est de penser la revue comme un spectacle, et de penser ce spectacle dans une tradition avant-gardiste, comme un collage d’éléments étrangers les uns aux autres dont la juxtaposition est elle-même un texte. Aussi le modèle de cette revue n’est-il ni le colloque qu’un thème unifie, ni l’objet produit par un groupe constitué, mais une composition, que le fil sinueux de notre question parcourt, sans autre armature que la raison d’être de chaque élément et le jeu de leurs échos et correspondances. Pas de rubriquage donc, ni de hiérarchies. Nous y affirmons en somme que l’unité n’est pas une valeur, en particulier en matière de lieu, qu’il s’agisse d’une revue ou d’un État-nation.

C’est aussi une façon de situer chaque texte comme un document. Walter Benjamin écrivait pour son projet de revue Angelus Novus : « La véritable destination d’une revue est de témoigner de l’esprit de son époque. » Benjamin désignait par là l’actualité véritable, distincte de la « surface stérile du nouveau ». En outre, parler de destination plus que de projet, a fortiori de contenu, c’est indiquer l’endroit où les textes s’engagent dans leur époque, ce qui les meut et les dépasse, c’est désigner aussi le lieu du lecteur. Ouvrir une revue n’est donc pas ici mettre face à face des articles et des lecteurs, mais proposer des circulations entre un lieu d’impulsion, la batterie in-sise si l’on peut dire, des objets de toutes formes et matières, et d’autres cœurs et espaces pulsatifs.

Autre signe de l’éloignement insensible du théâtre de ce qui fait le travail de la culture : la difficulté de sa critique à s’extraire d’une injonction générale à l’enthousiasme. Le discours de la crise de la culture est précisément l’alibi d’appels plus ou moins masqués à la censure, intellectuelle et artistique : ne décourageons pas la participation, à la consommation sans doute, mais plus sûrement au sentiment de la fête et de l’appartenance. Certes, il y a une violence inhérente au travail du critique, puisqu’il est celui qui porte la parole « le roi est nu ». Mais la critique n’est pas la destruction du lien, elle va avec la certitude d’une part que l’on peut être ensemble sans se ressembler, d’autre part qu’il n’y a pas lieu d’espérer la disparition de l’antagonisme. Exit donc le chantage à se serrer les coudes, qui est un discours du pouvoir.

L’œuvre de Fredric Jameson est l’autre pensée critique qui nous aiguille fortement dans le travail d’interprétation de notre époque. Car si la question programmatique qui courra d’un numéro à l’autre – « qu’est-ce qu’un lieu ? » – a un sous-titre, ce serait « lire notre présent ». Or les élaborations de Jameson posent l’histoire comme horizon à la critique. Dans leur geste même, qui est fondamentalement un acte de repolitisation, elles font s’équivaloir penser, historiciser, totaliser (non dans l’idée du monde comme tout lisible, mais dans l’idée d’une cohérence toujours en reste d’être lue). We have to name the system : reprenons avec lui le mot d’ordre marxiste des années 1960, car il est toujours de mise*.

 

Diane Scott

 

* L’actuelle traduction en français dit : il faut appeler le système par son nom. Plus en accord avec l’idée de totalisation : nous devons nommer le système.