Revue Incise 2 : Fredric Jameson, « Monades chronologiques ».

MONADES CHRONOLOGIQUES

BRECHT AND METHOD, CHAPITRE 2.

 

Je voudrais essayer de dire pourquoi nous n’avons pas besoin d’être antiquaires ou nostalgiques pour apprécier les différentes manières qu’a Brecht d’être toujours vivant pour nous : c’est en effet la pluralité même des « Brecht » actuels et possibles, des « Brecht » virtuels, qui peut commencer à nous montrer la voie. Cette pluralité n’est ni une question de styles (avec quoi nous aurons certainement à faire, mais d’une autre manière et à un autre endroit), ni véritablement de périodes biographiques, même si nous suivrons ici un ordre en quelque sorte biographico-chronologique. La lecture canonique de Brecht bute ordinairement sur deux écueils. Le premier concerne la multiplicité des genres : était-il d’abord et surtout un homme de théâtre, ou était-il en réalité (seulement) un poète, comme les critiques occidentaux l’ont laissé entendre depuis Adorno ? Et que dire de sa production « théorique » : est-ce une activité qui dépasse le cadre de la dramaturgie ? Et dans ce cas, de quoi s’agit-il ? Si l’on trouve moins de défenseurs de ses fictions en prose, je serais pour ma part tenté de prendre position en leur faveur[1] : les anecdotes et les paraboles révèlent en effet un art du récit à la fois subtil et magistral. Cependant, on perçoit tout aussi bien qu’il n’est pas souhaitable de hiérarchiser les parties de la production de Brecht de cette manière puisque, quoi que nous y gagnions à la fin, nous perdons des éléments en cours de route. Et, dans tous les cas, une fois que nous avons résolu ce (peut-être faux) problème, il nous reste pour tâche d’extraire un canon et d’élire les « grandes » œuvres : si je ne vois évidemment pas d’inconvénient à ce que l’on célèbre les grandes pièces, il existe cependant une variété de scènes très différentes sur lesquelles j’aimerais m’arrêter et qui ne sont pas toujours intelligibles sous la rubrique « pièce de théâtre ». Il en va sans doute de même pour la poésie avec ses phases ou ses époques différentes ; et je répugne autant à voir en elles une progression vers une quintessence poétique finale (ce que l’on pourrait soutenir pour les Élégies de Buckow), qu’à projeter un « monde » synchronique et phénoménologique ou une coexistence de tous les poèmes, des premiers aux derniers, dans laquelle une unité poétique plus profonde se trouverait définie.

Car l’œuvre de Brecht est moderne d’abord et avant tout par ses discontinuités et sa profonde fragmentation : c’est en partant de cette dispersion, mais seulement après l’avoir traversée, que nous pouvons nous appuyer sur une certaine unité. C’est une position que Wolfgang Fritz Haug a défendue[2], voyant dans la totalité du corpus brechtien une immense unité-en-dispersion, traversant une foule de genres et de pratiques discursives, à la manière des Cahiers de prison de Gramsci ou du Livre des passages de Benjamin (qui représentent à l’évidence des cas stylistiquement plus circonscrits et dont la forme « infinie » impose en effet une méthode dispersive, tandis qu’il existe par ailleurs chez Brecht des œuvres achevées ici et là).

Le second écueil concerne le traitement biographique de l’œuvre de Brecht. Sur ce point, maintenant que nous avons laissé loin derrière nous la critique des récits narrant « la vie et les amours » d’un auteur (en quête de la vie réelle et originelle de celui-ci), autant que la vieille histoire littéraire, je pense que nous pouvons être moins intimidés, mais aussi plus dialectiques dans notre usage de cette ressource. À une époque où l’on écrit de grandes biographies, il serait mesquin de réprimer notre plaisir aux anecdotes et aux rebondissements touchant la vie et l’œuvre d’un auteur (en particulier dans une période d’impuissance comme la nôtre, où le destin paraît à nouveau déconnecté de l’histoire, il me semble que nous devons justement laisser parler notre attirance pour les rencontres et les évasions du monde historique qui se manifestent dans les vies des Dichter – chez Blake et Yeats, chez Eisenstein et Gide – afin d’alimenter notre réflexion).

Dans le cas de Brecht, j’aimerais parler dans les pages qui suivent en termes de strates historiques, de monades chronologiques, de « pyramides de mondes » (Leibniz) – se superposant ici dans le temps plutôt que dans l’espace –, chacune de ces monades possédant une teneur distincte et spécifique, chacune imposant sa propre circonstance particulière (car dans cette sorte de « poésie de circonstance », c’est l’Histoire elle-même qui est la circonstance, ou plutôt, la séquence multiple des circonstances). Ortega y Gasset aurait aimé que Goethe eût connu une vie d’un genre différent, malmenée de toutes parts par l’histoire – un Goethe errant, frappé par les intempéries, un Goethe « naufragé »[3], etc. C’est très précisément le genre de vie que Brecht eut, et cette vie coïncida, aussi longtemps qu’il vécut, avec la vie du siècle lui-même. Il ne s’agit cependant pas d’affirmer qu’une telle vie est, pour ces raisons-là, intéressante en soi (aussi difficile à supporter qu’elle ait dû être), mais plutôt que chacune de ces strates a cristallisé une série d’œuvres et de formulations, ou qu’elle a agencé autour d’elle un ensemble de fragments. De même qu’au Moyen Âge les poètes parlaient de la matière*[4] de quelque chose – la « matière » de Bretagne par exemple, dans laquelle le cycle arthurien était central – nous pouvons parler aujourd’hui des différentes « matières* » de la vie brechtienne. Dans la mesure où Brecht a vécu sa propre vie à l’intérieur de l’histoire, ces matières racontent alors cette histoire ou ces strates historiques comme s’il s’agissait d’une autobiographie. Dire que Brecht pensait toujours politiquement, qu’il n’a jamais eu une idée ou une expérience qui n’aient été immédiatement passées au filtre du politique revient à dire, en d’autres termes, que l’histoire était sa vie privée. Notre tâche à présent, dans les pages qui suivent, est de distinguer certains de ses moments et de ses tonalités.

En l’occurrence, pour commencer, l’histoire nous oblige toujours à interroger sa préhistoire, et la biographie à interroger les œuvres de jeunesse : dans le cas de Brecht, c’est le problème que constitue Baal. Brecht lui-même ne fut jamais un marxiste aussi conventionnel et orthodoxe que lorsque, plus tard, il tenta de domestiquer et d’interpréter le démarrage de son œuvre comme l’expression de l’antisocial ou, mieux encore, l’asocial [der böse Baal der asoziale][5] – ce qui est à l’évidence une manière encore sociale de le formuler. Il s’agit, en d’autres termes, de Baal le monstre ; mais un monstre d’avidité ou d’appétit proprement dit, terme qui me semble plus satisfaisant que celui, plus habituel, de « désir ». Au moment où il devient un concept, le désir émerge d’une réflexion sur l’hystérie, sur l’absence de désir, sur le désir de désirer, etc. Comme tel, l’appétit brut n’a pas besoin de traverser un défilé* si étroit : il est déjà là, le couteau dans une main et la fourchette dans une autre, en train de tambouriner sur la table. En effet, renverser les choses lui est essentiel : répandre le lait sur le plancher, briser les assiettes et les verres, faire des éclaboussures avec la bouillie – le scandale est une part nécessaire et constitutive de ce que Freud appelait « Sa Majesté le Moi »[6]. Ce que nous appelons l’« égotisme » (qui ne devrait pas nécessairement impliquer ici la formation du moi) constitue son autre caractéristique, soit un élément qui n’est pas tout à fait présent dans le ça, qui est davantage impersonnel, et qui n’a même plus un moi comme centre de gravité vers lequel ramener toutes choses. Le ça possède son expression étrange et terrifiante, mais radicalement impersonnelle et même inhumaine, dans la figure de l’Homme sauvage de la forêt du Moyen Âge : une sorte de yéti dénué de langage qui vole ses proies dans les villages humains, mais qui est incapable de dire : « Ceci est à moi ! Ceci est à moi ! » Ce langage est au contraire celui qu’emploie le Père Ubu de Jarry ou, à l’autre extrémité d’un spectre historique, celui de Harpo Marx ou du Mr. Natural de Robert Crumb. Ce sont les crados de la littérature plutôt que ses zombies ou ses morts-vivants : des créatures à l’allure physique et vestimentaire négligée, des satyres et autres vieux pervers du même acabit ; ils sont les archétypes de l’appétit, surgissant de la culture populaire (plutôt que de la culture lettrée, comme c’est le cas pour les figures de traître absolu et les manifestations du mal). Le premier Charlot, le vagabond des premiers courts-métrages, était ainsi : odieusement possessif, dépravé, balançant régulièrement un arthritique dans les escaliers (personnage qui incarne à l’évidence un appel à la bonne conduite), impudemment distrait par une diversité d’objets nouveaux, irrespectueux et violent (non pas en raison d’une nature ou d’une essence violente, mais à cause d’une réactivité immédiate à son environnement). Les premières apparitions de Mickey Mouse, dans Steamboat Willie (1928) par exemple, étaient du même genre également. Mickey et Charlot surgissent au départ sans le vernis culturel et la sentimentalité qu’on leur prêtera plus tard, apparaissant au contraire pour gâcher cet artifice de nature par excellence qu’est la culture – si bien qu’aucun récit ne peut vraiment être élaboré à leur égard. Cette remarque s’applique également à Baal, et elle explique pourquoi celui-ci ne peut exister que de manière épisodique : la figure gouvernée par l’appétit doit entrer en éruption et démolir le mobilier, mais elle ne peut évoluer, car elle ne rencontre sur son passage aucune histoire digne d’intérêt, sinon celle de l’épuisement définitif et de la mort. Cela n’est même pas tragico-pathétique comme pour le ça ou le Désir, qui peuvent également être contrariés et dépérir (comme dans le cas d’un abandon amoureux par exemple), car priver un appétit ne revient guère à l’abandonner : un autre viendra bientôt prendre sa place.

Ces caractéristiques ne correspondent pas encore au cynisme brechtien, ni même à une strate historique définie, mais occupent plutôt la strate de l’enfance que tant d’écrivains ont chérie (et qui correspondrait sans doute davantage, si elle avait été thématisée à l’époque, à cette période plus tardive qu’on appelle aujourd’hui l’adolescence). En attendant, ce moment est clairement la source d’un matérialisme proprement brechtien. À supposer qu’il s’agisse d’une expérience historique, c’est sans doute le lieu d’un entre-deux de l’histoire, où les figures du père, du Kaiser et des autres ont honteusement disparu, leurs places étant occupées par d’obscures révoltes en tout genre (lors desquelles on se réfugie chez soi, à l’étage de l’appartement d’Augsburg), en attendant qu’advienne l’ordre nouveau du monde moderne, c’est-à-dire Weimar. Je pense que le gestus de l’appropriation brutale qui se met alors en place (et qui est peut-être aussi la source même de la théâtralité et des gestes en général – pensons au personnage du Garçon de Flaubert, qui braille comme son auteur[7]) rencontre son opposé pertinent et son principe d’organisation dans une temporalité de la dissolution, telle qu’elle advient par exemple au corps de « La fille noyée » qui se dissout lentement dans l’élément aquatique :

 

Geschah es (sehr langsam), daß Gott sie allmählich vergass (XI, 109)[8]

 

Il arriva (très lentement) que Dieu peu à peu l’oublia[9]

 

Cette opposition est sans doute susceptible de prendre plusieurs formes et de supporter plusieurs interprétations : par exemple, celle du genre sexuel, au sein duquel l’activité impérieuse est opposée à une sorte de passivité absolue. Concernant la poésie ultérieure cependant, il me semble plus pertinent de remarquer que ce second pôle (la dissolution) sera tourné vers le monde des qualités sensibles et des perceptions. De cette identification proviennent les cieux délavés des poèmes plus tardifs, et une certaine pâleur qui rend la variété même des tons quasiment plus matérielle : comme si la perception enregistrait avec plus de certitude les sensations déclinantes que celles qui émergent, comme si la dissolution était plus physique et matérialiste que la vue de corps solides et de matières résistantes. Cette question joue également un rôle dans la musique de Kurt Weill : elle organise les grandes oppositions tonales et rythmiques des années Weimar entre le strident et l’élégiaque, entre les rythmes des « appétits fondamentaux » des hommes [saufen, essen, lieben, boxen[10]] et le « duo des grues » dans Mahagonny.

Ainsi, la véritable première strate historique est assez clairement représentée par la période de Weimar et par les tropes du cynisme : elle coïncide avec l’émergence des grandes démonstrations brechtiennes fondées sur le paradoxe et le retournement sarcastique. C’est l’apparition du cynisme, non pas de l’écrivain, mais de la réalité elle-même, présentant le capitalisme dans sa version la plus crue et la plus sécularisée : un cynisme dépouillé de tous ses vernis culturels français, anglais ou italien, démarrant au point zéro de la fin de la guerre, de l’effondrement de l’État et de l’autorité – autrement dit, dans une situation de désespoir et de compétition féroce, et dépourvue même des charmes du capitalisme brutal américain (nous y reviendrons dans un instant), dont l’existence est déjà plus ancienne qu’en Europe. C’est sans doute l’expérience fondamentale d’un véritable « temps de paix » pour Brecht – un moment qui ne reviendra jamais, mais qui marque nécessairement sa conception de la réalité elle-même. À cet égard, la période de Weimar demeure cependant la plus difficile à caractériser, puisqu’elle est passée depuis longtemps dans le domaine de l’imaginaire (notamment à cause de Brecht lui-même) : elle est devenue un cliché, une affiche historiciste, une « jungle des villes » hantée par Mackie le Surineur et Lotte Lenya ; à quoi s’ajoute le destin tragique qui attend cette période et que les acteurs de cette époque ne pouvaient alors qu’ignorer, ce qui n’est pas notre cas. Mais nous pouvons au moins affirmer que Weimar a donné à Brecht une parfaite expérience de la modernité comme telle – de Lindbergh à la grande ville industrielle, de la radio aux boîtes de nuit et aux cabarets, du chômage à l’expérimentation théâtrale et de l’ancienne bourgeoisie occidentale à la toute nouvelle expérience soviétique qui se déroulait non loin de là. Il est étrange que ce soit précisément cette modernité-là qui nous semble si démodée aujourd’hui ; que ses images de l’argent, de la féroce compétition marchande, que son mélange de sophistication et de misère nous paraissent si exotiques et finalement si « barbares » comparés aux styles clinquants de la postmodernité américaine des années 1980 et 1990. Est-il cependant justifié d’extraire Brecht et Weill de cette débâcle* générale et de baptiser celle-ci innocemment « la période de Weimar », relevant au moins par là la relation que Brecht a entretenue au spectacle, à la comédie musicale, à l’opéra ainsi qu’à la musique (qui se trouvera prolongée jusqu’au cœur de l’expérimentation musicale contemporaine par l’entremise de son ami et collaborateur Hanns Eisler) ?

Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de situer à côté, et même à l’intérieur de cette strate, quatre ou cinq autres strates ou mondes apparentés. Pour commencer, il convient de souligner que Brecht est également « Brecht » : c’est-à-dire le lieu d’une œuvre collective en tant que telle, comme si l’individualité que nous attribuions précédemment à une période antérieure à l’histoire, avec ses obsessions et ses qualités singulières, avait presque aussitôt été transcendée dans un sujet collaboratif – un sujet qui semble clairement posséder un style spécifique (celui que nous qualifions à présent de « brechtien »), mais qui n’est plus personnel au sens bourgeois ou individualiste du terme. Nous savons bien comment Brecht pillait les pièces de théâtre du passé et des autres cultures, et nous n’en sommes probablement pas indignés outre mesure : plus il existe de strates de temps humain, plus il existe d’individus qui produisent des artefacts et laissent des traces derrière eux, plus il y a de richesse culturelle et plus la situation s’avère intéressante. Pour autant, le principe d’une œuvre collaborative est aujourd’hui encore à même de susciter le scandale : qu’en est-il, s’indigne-t-on, de la propriété privée de la signature ? Brecht n’a-t-il pas exploité les gens qui travaillaient avec lui (celui que nous appelons désormais « Brecht ») ? Pire encore, puisque la plupart d’entre eux étaient des femmes, ce type de relations ne provient-il pas du modèle habituel du patron masculin, donnant des ordres depuis son bureau, abusant au-delà même de ce que fait un professeur lorsqu’il signe les recherches de ses étudiants ? De là, il n’y a qu’un pas pour conclure (comme John Fuegi l’a fait[11]) que tout ce qui était intéressant chez Brecht était écrit par quelqu’un d’autre, et généralement par une femme : c’est une proposition qui peut efficacement être combinée avec sa cruauté et son autoritarisme présumés. En réalité, il y a dans ces arguments une visée politique (masquée par des considérations morales en tous genres) : on cherche d’abord à opposer des thèmes identitaires et politiques à des thèmes de classe, puis ensuite, à un autre niveau, on déprécie la dimension politique tout entière – en tant qu’action collective – au nom de ce qui relève du personnel et de la propriété individuelle. Dans les années 1960, nombre de gens s’étaient pourtant rendu compte que, dans une expérience collective véritablement révolutionnaire, ce n’est pas une foule ou une « masse » anonyme et sans visage qui voyait le jour, mais bien plutôt un nouveau degré d’existence dans lequel l’individualité n’est pas effacée mais complétée par la collectivité – ce que Deleuze, suivant Eisenstein, appelle le Dividuel[12]. Il s’agit là d’une expérience qui a progressivement été oubliée, ses traces ayant été systématiquement effacées par le retour de toutes sortes d’individualismes désespérés.

C’est ainsi que les caractéristiques proprement utopiques du travail collectif de Brecht et d’autres œuvres collaboratives du même genre se voient occultées et répudiées. C’est pourtant l’une des caractéristiques les plus passionnantes de cette œuvre en général, et une source d’excitation sans égale qu’il nous réserve : la promesse et l’exemple concret d’une coopération utopique, qui atteint jusque dans le détail les unités de la littérature (les phrases) que notre tradition a tenté de préserver comme derniers refuges de la création authentique et du génie individuel. C’est un enseignement des plaisirs brechtiens qui reviendra certainement dans les générations à venir, quelque démodé qu’il puisse paraître pour les contemporains de la grande époque du marché.

Mais cette « strate » concernant ce que Brecht peut signifier pour nous aujourd’hui doit à présent être mise en parallèle et doublée par une autre plus importante, à savoir celle du théâtre lui-même, considéré comme la figure même du collectif et d’un nouveau genre de société : une société dans laquelle les questions et les dilemmes classiques de la philosophie politique peuvent être distanciés, « étrangisés » et repensés. Darko Suvin a décrit de façon convaincante cette pratique du théâtre comme institution d’un microcosme de la société dans son ensemble et, par là même, les allégories symboliques et utopiques qu’il donne à voir en tant qu’espace expérimental et laboratoire collectif[13]. Nous verrons plus loin comment cette dimension – qui s’avère absente, si ce n’est de façon figurée, dans le roman et dans la plupart des poèmes (mais sans doute pas dans les chansons) – modifie la nature de la « théorie », et en particulier de l’écriture théorique de Brecht ; et partant, comment elle permet d’intégrer cette dernière dans le système des genres littéraires d’une manière nouvelle, autrement que ne le fait la théorie de la prose structuraliste et poststructuraliste française (dont la conception provient cependant, à travers Barthes, de Brecht lui-même).

Pour le moment, nous voulons simplement mettre en évidence le fait que cette nouvelle expérience du théâtre comme expérimentation collective (à laquelle participent les metteurs en scène soviétiques et Piscator, et qui va de l’époque de Weimar jusqu’à la période est-allemande) est radicalement différente du théâtre compris comme incarnation ou comme expérience. Si nombre de grands expérimentateurs du théâtre moderne (qui diffèrent de Brecht par leur mysticisme ou leur ascétisme minimaliste) conçoivent également l’émergence d’une nouvelle collectivité, d’une société ressuscitée ou utopique, c’est simultanément en sacralisant leurs œuvres. Brecht nous donne à voir cette expérimentation collective sans ces accents religieux, et la présente comme un niveau allégorique situé à l’intérieur d’un exercice pratique, nous incluant nous-mêmes dans ces deux dimensions.

Œuvre collaborative, praxis collective : à ces deux caractéristiques ou niveaux supplémentaires du projet de vie brechtien peuvent être ajoutés deux autres, à savoir le Brecht chinois d’un côté, et le Brecht expérimental de l’autre. Aucun de ces deux n’est aussi étroit ni spécialisé qu’il le semble. Concernant le Brecht expérimental, quoi qu’on pense d’une pièce comme La Décision par exemple, cette pièce a en effet sans cesse inspiré la production de formes nouvelles depuis sa création ; pour ce qui est de la relation entre gestus et musique, elle représente un autre domaine d’expérimentation plus répandu encore ; et quant à la théorie de la distanciation elle-même (l’effet-V), elle tend à transformer même les pièces les plus conventionnelles de Brecht (Grand-peur et misère du IIIe Reich, par exemple) en expérimentations proches de celles de Samuel Beckett ou d’Eugène Ionesco, dans lesquelles du reste l’humour ou la bouffonnerie fonctionnent comme le lieu même de l’expérimental.

On considère traditionnellement que les productions théâtrales abouties sont celles dont les traces des répétitions ont été effacées (exactement comme les marchandises parfaitement réifiées, dont les traces de production ont été conçues pour disparaître). Brecht ouvre au contraire cette surface et nous permet de revenir sur les gestes et les postures alternatives des acteurs au moment où ils s’essayent à leurs rôles. De sorte que l’expérimentation esthétique dans son ensemble, que l’on comprend habituellement comme un moyen d’engendrer la nouveauté, l’inédit, l’innovation radicale, peut tout aussi bien être saisie comme la tentative « expérimentale » de maintenir à distance toute réification (ce que les autres arts, du roman et du cinéma à la poésie, la peinture, la performance musicale et même la performance improvisée, sont structurellement et matériellement moins en mesure de faire).

J’associe cet espace ou cette dimension brechtienne supplémentaire à la figure chinoise, non seulement parce que certaines formes expérimentales proviennent de l’Asie de l’Est (en particulier le travail avec le nô japonais, qui a également inspiré Yeats et Pound), mais aussi essentiellement parce qu’il s’agit d’un espace à la fois caractéristique et distinctif[14]. Caractéristique en ceci qu’il existe chez Brecht une sorte d’exotisme et d’historicisme libidinal, qui fonctionne de la même manière que sa conception du costume de théâtre : non pas comme un faux-fuyant, mais comme une stylisation, l’élargissement du possible et de ses images – ce que Kenneth Burke aurait décrit comme la productivité de la scène à l’état pur, son déploiement dans une série d’actions et de gestes nouveaux. Mais distinctif par ailleurs, parce que l’espace culturel et la vision du monde chinois – que nous associerons ici parfois à une histoire proprement paysanne et pré-capitaliste – sont paradigmatiques de l’élargissement de l’œuvre de Brecht à ce cadre suprême que constitue la métaphysique ou la vision du monde. C’est de sa part une stratégie sage et subtile, car partout ailleurs la notion de vision du monde ou de métaphysique a été la première victime de la modernité. La vision du monde est ainsi devenue une préoccupation privée ou un hobby personnel, provoquant un tiraillement, une tension interne entre notre tentation de croire sur le champ en quelque chose (« Ils n’auront plus confiance en moi », s’inquiète Rimbaud sur son lit de mort[15], tandis que notre passion pour Lawrence ou pour Rilke les érige en effet instantanément en prophètes) et notre soupçon que leurs « systèmes » ne sont rien de plus qu’une rationalisation psychologique ou psychanalytique, sinon de la pure et simple idéologie sociale. Herméneutique de la croyance, herméneutique du soupçon : le choix est suspendu au moment où le Tao lui-même accompagne un écrivain occidental athée et cynique tel que Brecht, que l’on ne peut pas suspecter de croire à cette « vision du monde » immémoriale, mais qui la considère comme ce que Lacan aurait appelé un « tenant-lieu* », un substitut pour la métaphysique, dès lors que celle-ci est devenue impossible. Ainsi, il ne s’agit pas exactement d’une « philosophie » du marxisme (car une telle philosophie retomberait immédiatement dans la catégorie des visions du monde dégradées que nous avons dépeintes à l’instant), mais plutôt de ce qu’une telle philosophie pourrait être dans un futur utopique (comme peut-être l’impensé présocratique de l’Ereignis chez Heidegger[16]). La théâtralité de Brecht sauve cependant cette sinité* de son caractère provisoire : il suffit d’imaginer un véritable retour au confucianisme aujourd’hui en Chine (ou à une véritable opposition à ce confucianisme au nom de Mö-tseu[17], lui-même plus proche encore de Brecht) pour que nous saisissions la différence. Antony Tatlow nous a montré comment nous pouvions utiliser la Chine de Brecht – qui n’est ni un stéréotype kitsch, ni une Chine concrètement historique – pour accéder à l’altérité radicale de la culture chinoise, laquelle nous devient dès lors « utile », et pas seulement à un niveau historiciste[18].

Il existe cependant un autre univers parallèle coexistant avec celui-ci, une monade leibnizienne qui s’y superpose, mais qui ne doit pas être trop rapidement connectée ni avec l’expérimentation, ni avec la Chine. C’est ce que je voudrais appeler le Brecht balzacien : il s’agit d’une phase classiquement définie comme étant celle dans laquelle Brecht, à partir de 1928, « apprend le marxisme » auprès de son « professeur » Karl Korsch, pendant laquelle il lit, étudie et s’approprie le Kapital et d’autres textes marxistes[19]. Si je préfère faire allusion à Balzac, c’est que cette référence permet de déplacer la question de la doctrine (quelle était sa conception du marxisme ? quand est-il « devenu » un marxiste ? à partir de quand a-t-il tenté d’intégrer les idées marxistes dans ses œuvres ?) vers une question de nature assez différente, à savoir celle de la représentation du capitalisme comme tel : comment exprimer l’économique – ou, mieux encore, les réalités et les dynamiques particulières de l’argent lui-même – dans et à travers des récits littéraires ? De même que la politique (le pouvoir et ses vicissitudes) est parmi nous depuis la nuit des temps, l’argent comme forme de la richesse – l’or, les parures, les fortunes monumentales – est une réalité ancienne, ne serait-ce que dans une fonction ornementale. Mais l’économie dans son acception moderne – la transformation perpétuelle de l’argent en capital, ainsi que la découverte des différentes manières qu’a ce dynamisme économique de circuler dans la politique moderne – est un phénomène aussi neuf qu’Adam Smith, dont le socle théorique a évolué très rapidement durant les trois quarts de siècle qui séparent le moment des Lumières écossaises de l’œuvre de Marx lui-même. Lukács avait ainsi raison de privilégier cet immense prédécesseur qu’est Balzac, mais pour de mauvaises raisons : non parce que Balzac était un réaliste (quelle que soit la signification que l’on prête à ce terme) ou un progressiste (il était en réalité un horrible conservateur), mais parce qu’il tentait d’» inclure l’économie » – de la même manière que Pound définit l’épopée comme étant un « poème qui inclut l’Histoire » (étant entendu que, chez Pound, l’» Histoire » inclut aussi fortement « l’économie » dans son acception moderne, même si c’est d’une manière particulière). Ainsi, l’étude que Brecht fait de Marx – notoirement associé à Korsch, mais aussi à des sources américaines, comme Ida Tarbell ou l’ouvrage de Gustavus Myers, History of the Great American Fortunes, ce trésor d’anecdotes économiques – le conduit vers des problèmes de représentation narrative dont témoignent ces deux monuments que sont Sainte Jeanne des abattoirs et L’Opéra de quat’sous. Je ne sous-entends pas par là, comme les « révisionnistes » le font souvent, que le Brecht ultérieur n’est par conséquent plus marxiste, préoccupé par d’autres thèmes que celui, très singulier, de la représentation du capital ; mais seulement qu’il s’agit d’une strate spécifique ou d’une monade à part entière, qui communique avec toutes les autres, mais qui possède cependant une semi-autonomie propre et même son calendrier particulier.

En poursuivant notre parcours, nous pouvons à présent aborder des mondes monadiques qui s’avèrent historiques dans un sens chronologique : si les précédents superposaient différentes phases de la vie de Brecht, cela ne peut valoir pour le moment où Hitler et l’exil advinrent de manière simultanée et catastrophique. Nous devons néanmoins traiter Hitler et l’exil séparément : il y a en effet une vie brechtienne avec Hitler et à l’intérieur de l’Allemagne hitlérienne dont il ne devait jamais faire l’expérience lui-même, mais qui est significative, unique en son genre, et sur laquelle il convient de s’arrêter pour nous aider à repenser cette période. Si la remémoration du nazisme et l’intérêt pour le Troisième Reich n’ont pas constitué une étape passagère en Occident – comme en a témoigné le renouvellement continu des films et des biographies dans l’après-guerre –, les conditions actuelles, au moment où la génération de l’Holocauste a pratiquement disparu, nous obligent à faire un effort pour réimaginer cette période : la mémoire des années Hitler s’est en effet éteinte en Allemagne (à présent remplacée par une focalisation sur la RDA), même parmi les petits-enfants de cette génération, c’est-à-dire la jeunesse politisée des années 1970. Brecht ne nous est ici d’aucune aide : son Allemagne de l’Est n’était pas celle des obsessions de la Stasi, et il ne traita pas non plus de l’Holocauste en tant que tel. Sur ce point, il est vrai que le reproche principal que l’on peut adresser à une pièce comme Têtes rondes et Têtes pointues – selon moi, l’une de ses meilleures – est qu’elle ignore la situation des juifs et qu’elle semble échouer à saisir la spécificité historique de la politique nazie à leur égard. Mais peut-être cette absence est-elle précisément ce que la strate brechtienne du nazisme peut nous donner à penser, à savoir une représentation de la vie quotidienne dans l’Allemagne nazie, cette banalité du mal qui rend un phénomène comme Eichmann si difficile à penser[20]. L’Allemagne de Brecht est en effet celle dans laquelle le nazisme ressemble à n’importe lequel des régimes conservateurs, à l’esprit répressif qui sommeille dans une population petite-bourgeoise de n’importe quel pays. Il ne s’agit même pas encore du fait, distinct de l’Holocauste, d’un massacre ethnique brutal (tel que nous pouvons l’observer partout ailleurs, de la Yougoslavie à l’Afrique centrale et à l’Inde), mais simplement de la « mentalité » d’un peuple qui accueille le conservatisme radical nazi, son goût du spectacle (Nuremberg) et ses développements modernistes (les Volkswagen, la télévision, l’Autobahn). Autrement dit, il s’agit de cette vérité plus profonde, non pas de la haine, mais du ressentiment*, à partir duquel la violence peut déferler avec autant d’assurance que d’autres émotions plus théâtrales ou plus « nobles ». Cette « deutsche Misere » ne doit ainsi pas être réduite à une image culturaliste de l’Allemagne, à une tradition historique idiosyncrasique, mais doit plutôt être généralisée et alimenter nos auto-analyses nationales respectives, notre propre critique-auto-critique – si jamais nous sommes réellement prêts à faire face à une telle chose.

Venons-en maintenant à l’autre face de la période hitlérienne, celle de l’exil, pour laquelle nous devons séparer deux « strates » distinctes : d’une part, la figure générale d’un Brecht-en-mouvement, un Brecht-en-exil, correspondant au moment où il traverse le Danemark, la Suède, la Finlande, l’immensité de la Russie de Staline et embarque à Vladivostok dans le SS Annie Johnson, duquel il débarquera des mois plus tard avec sa famille dans le port ensoleillé de San Pedro ; et d’autre part, la figure de Brecht pendant son exil américain, un Brecht-en-Amérique[21] – lequel, assez curieusement, rejoint toute l’iconographie et l’exotisme américains que son œuvre avait enregistrés à partir des années 1920, à l’époque de Weimar (à un moment où la véritable Amérique, pas plus que la guerre du reste, ne pouvaient être imaginées comme des choses réelles).

Il nous est nécessaire d’inventer un point de vue (peut-être lacanien) pour être en mesure de comprendre que ces États-Unis imaginaires sont également la réalité de l’Amérique de Brecht : depuis les ouragans, les gangsters et la chaise électrique jusqu’au célèbre Hollywood.

 

Hierorts

Hat man ausgerechnet, daß Gott

Himmel und Hölle benötigend, nicht zwei

Etablissements zu entwerfen brauchte, sondern

Nur ein einziges, nämlich den Himmel. Dieser

Dient für die Unbemittelten, Erfolglosen

Als Hölle. (XII, 115)

 

Ici l’on a calculé, Dieu ayant besoin

Du ciel et de l’enfer, qu’il n’est pas nécessaire

De concevoir deux établissements distincts.

Un seul suffit : le ciel. Il sert

Aux malchanceux, aux purotins,

D’enfer[22].

 

Cette strate, avec sa fonction de transition allant du syndicalisme et de la Grande Dépression jusqu’à l’après-guerre maccarthyste, conserve une temporalité étrange pour les Américains, comme si les années 1930 duraient essentiellement jusqu’à l’échec de la campagne de Henry Wallace, la fin de la Vieille Gauche américaine, les débuts de la guerre froide, les listes noires et le nouveau boom de l’après-guerre proprement dit (correspondant au moment où toutes les pièces détachées construites pendant la guerre se trouvèrent écoulées, où les nouveaux appareils domestiques inondèrent le marché, en même temps qu’apparaissaient les nouvelles banlieues et l’immense système fédéral d’autoroutes qui les rendit possibles). Alors commencent, non pas les années 1940 (qui sont oubliées), mais les années 1950 et l’époque d’Eisenhower. Ou peut-être serait-il préférable de dire que les années 1940 se sont déroulées dans un espace entièrement différent, dans un monde alternatif au monde réel des années 1930 et 1950, coexistant simultanément avec ces dernières : c’est l’Amérique de la guerre, une véritable Amérique utopique dans laquelle la Seconde Guerre mondiale elle-même devient « l’équivalent moral » de la révolution et de la construction socialiste : un espace productiviste et anti-consumériste coïncidant avec une égalisation et un consensus populistes – une authentique démocratie et une authentique égalité qui ne durèrent qu’un temps – où l’immensité du super-État, dont la géographie véritable entre seulement dans l’Imaginaire américain, fait son entrée dans l’Histoire et s’y installe pour longtemps. Il est important de comprendre que Brecht n’a jamais connu ni vécu ce moment, comme s’il s’agissait d’un territoire de visions intermittentes qu’il n’avait pas eu la chance de percevoir, si bien qu’il a dû se contenter de la matérialité plus morne du continuum des années 19301950, avec ses « anges » d’un registre bien plus douteux (cf. les Élégies hollywoodiennes). Parce que nous ne nous sommes pas encore complètement réapproprié nos années 1930, et que leur histoire n’a pas encore pris leur juste place dans notre Imaginaire[23], nous ne savons pas exactement comment Brecht trouvera à s’inscrire dans cette histoire (littéraire) proprement américaine. Nous ne pouvons donc pas pour le moment l’inviter en son sein ; mais nous le ferons un jour – et ce ne sera pas une position purement honorifique, dans la mesure où ses textes américains nous appartiennent également.

Poursuivant notre tour d’horizon, nous arrivons enfin à la dernière borne, à l’Allemagne de l’Est, à Berlin et son nouveau/vieux théâtre, et à la construction du socialisme lui-même (B.B. s’était semble-t-il imposé aux anciens combattants du Parti communiste allemand grâce à ses admirateurs présents au sein des forces d’occupation soviétiques en Allemagne). Un ami proche de Brecht, architecte de certains monuments célèbres de Berlin-Est, m’a raconté que Brecht revint en Allemagne, et dans ce qui allait bientôt devenir la capitale du nouvel État socialiste, « avec de nouvelles idées non seulement pour le théâtre, mais pour chaque chose » : par exemple, la régulation du trafic, la planification urbaine, les impôts et la collecte des ordures, l’idéal utopique de la ville et de l’agriculture, la condition du citoyen socialiste, sans parler du rôle de la culture elle-même dans la politique du nouvel État socialiste – État dont on pouvait espérer, dans le fief même du marxisme, dans le pays que Lénine considérait comme le plus avancé vers le socialisme, et en dépit des incompétences de la direction d’un Parti sclérosé, qu’il ouvre la voie à l’avenir. C’est pourquoi les dernières années de Brecht doivent être regardées à la lumière de la construction socialiste elle-même, malgré les campagnes de propagande auxquelles il était invité à participer (en particulier celles qui concernaient la paix et le désarmement, présidées par la colombe de Picasso, et où se juxtaposaient les figures de Galilée et d’Oppenheimer) ; mais sans doute aussi en accordant une place centrale à ce que nous pouvons désormais appeler le « soulèvement plébéien » de 1953, que Brecht avait lui-même en quelque sorte « réécrit » par avance dans son Coriolan.

En ce qui concerne le socialisme cependant, nous devons prendre l’habitude de déceler un maoïsme sous-jacent dans ce que l’on appelle ordinairement le « stalinisme » de Brecht – qui provient simplement du fait que, comme Althusser, il est resté attaché (pour de bonnes raisons) à l’idée d’appareil de parti, et ce bien qu’il n’ait par ailleurs jamais été officiellement membre du Parti lui-même (à la différence d’Althusser, qui l’était probablement pour de bonnes raisons également). Néanmoins, il en va avec la Chine dans la seconde moitié du xxe siècle comme avec la Russie au début de ce même siècle : de même que, à l’époque, Lukács et les membres du cercle Weber à Heidelberg, déconcertés et mal informés, associaient leur enthousiasme pour la percée historique de Lénine à la tradition de « l’âme slave » et à une sorte de mysticisme russe dostoïevskien, de même chez Brecht, avec davantage de fondements historiques toutefois, l’immensité historique de la révolution de Mao Zedong s’est trouvée immédiatement reliée au contexte chinois, avec ses différentes formes de sagesse cyclique et paysanne, articulées pour lui avec la philosophie et la poésie classiques chinoises.

Tous ces éléments (et ce faisant, nous concluons notre énumération semi-biographique des mondes ou des monades, notre stratification historique de « Brecht ») peuvent se rapporter à présent à une véritable célébration du changement – du changement comme étant toujours révolutionnaire et contenant la vérité interne de la révolution elle-même. C’est ce que les dialecticiens ont depuis toujours perçu et ardemment cultivé : je pense à Lukács à Moscou, endurant patiemment la sombre perspective d’une victoire allemande imminente, et donc d’une hégémonie nazie sur toute l’Europe, avec la conviction que même à l’intérieur du victorieux cabinet Hitler, la lutte des classes recommencerait, lentement mais sûrement ; ou bien à l’incorrigible optimisme avec lequel, à New York, le vieux Mike Gold gardait la foi à la veille même de Mai‑68[24]. L’histoire avance sous le pire de ses jours, nous enseignait Henri Lefebvre ; elle procède par catastrophes plutôt que par triomphes. Ainsi, le vrai dialecticien – ce que Brecht est ici de façon emblématique, avec son parchemin tutélaire de vieux sage chinois dans le dos – souhaitera toujours attendre patiemment les effervescences de l’évolution historique, même au sein de la défaite :

 

(…) das weiche Wasser in Bewegung

Mit der Zeit den mächtigen Stein besiegt.

Du verstehst, das Harte unterliegt. (XII, 33)

 

(…) l’eau qui doucement effleure

La pierre énorme, avec le temps en vient à bout.

Tu vois, ce qui est dur a le dessous.[25]

 

On est tenté, à dire vrai, d’ajouter à ce tableau quelques remarques concernant les destins posthumes de Brecht et le désenchantement notable qui le frappe aujourd’hui. Ces destins commencèrent de manière positive, déjà de son vivant, avec la visite légendaire au Théâtre des Nations en 1954 (Mère Courage), suivie par des tournées triomphales à travers le monde du Berliner Ensemble, dont la renommée était dès le départ renforcée par l’aura que lui conféraient le blocus et les sanctions diplomatiques (comme c’est le cas aujourd’hui pour les groupes cubains). Chez ce « Brecht » des années 1960 et 1970, trois conditions étaient réunies pour s’assurer une incomparable réputation « brechtienne ». Pour le public bourgeois, mis à la diète du minimalisme théâtral, il devait y avoir quelque chose de shakespearien dans ses décors et ses costumes somptueux, dans les textes qui traversaient les répertoires du monde entier (du nô à Molière, de Shakespeare lui-même à Beckett, sans parler de l’épopée des histoires d’amour chinoises et des sagas des gangsters de Chicago) ; devant ce public, il n’était pas très difficile pour Brecht de devenir, pour un temps, « le plus grand écrivain de théâtre du monde ». Pour la gauche d’autre part, Brecht offrait un ensemble de théories, de stratégies et d’écrits politiques qui pouvaient être transférés dans d’autres médiums et d’autres situations (par exemple pour la confection de films « brechtiens » chez Godard ou des histoires « brechtiennes » chez Alexander Kluge, ou encore dans une peinture et un art d’inspiration brechtienne chez des artistes comme Joseph Beuys ou Hans Haacke). Brecht possédait cet avantage considérable de permettre un retour à l’ancienne combinaison, pré-stalinienne, de l’art et de la politique d’avant-garde et, dans le même temps, de rassurer les plus orthodoxes sur la rectitude de ses positions idéologiques. Pour le Tiers Monde enfin, les aspects paysans du théâtre brechtien (qui accordait une large place à des bouffonneries de type chaplinesque, au mime, à la danse et à toutes sortes de techniques de scène et d’interprétations pré-réalistes et pré-bourgeoises) lui garantissaient une position historique de catalyseur, et faisaient de lui un modèle permettant l’émergence d’une succession de théâtres « non occidentaux » – du Brésil à la Turquie, des Philippines à l’Afrique. Trois ordres de besoin étaient ainsi satisfaits : celui de l’innovation théâtrale et théorique, dans une période d’après-guerre particulièrement avide de nouvelles théories et de nouvelles techniques de mise en scène (ce dont témoignent toutes les autres grandes expérimentations théâtrales depuis Peter Brook à Grotowski, du renouveau d’Artaud à l’émergence de troupes de théâtre nationales à travers le monde, en particulier  dans  les  endroits  où  l’apparition d’une « Nouvelle Vague » cinématographique ne permettait pas encore une émulation économique ou artistique). Ensuite, le besoin d’un nouveau genre d’agit-prop, de littérature politique – après l’imposition sinistre des doctrines jdanoviennes à un ensemble de pays – et d’un renouvellement fondé sur les multiples traditions de l’avant-garde précédant le durcissement du pouvoir stalinien. Enfin, le besoin pour les peuples décolonisés à la recherche de nouvelles voix d’explorer des possibilités, et pour lesquels le Brecht errant et exilé n’apparaissait pas lui-même comme une figure eurocentrée, puisqu’il avait traité son propre pays comme un pays du Tiers Monde. Ces différentes situations n’étant plus actuelles, et Brecht ayant connu, quelle qu’en soit sa forme, une période de reconnaissance littéraire mondiale que seuls peu rencontrent, il semble désormais d’usage de se plaindre d’une certaine « lassitude de Brecht » et de s’étonner que l’on puisse encore être brechtien aujourd’hui – de même que d’autres se demandent comment l’on peut continuer à être encore marxiste ou même socialiste après 1989. Mais il est probable que cette lassitude concerne principalement le dernier en date dans cette série des Brecht, à savoir le stéréotype qui s’est développé dans le sillage des années 1960 et 1970. Je fais l’hypothèse que nous trouverons assez de ressources dans les autres Brecht, et dans leurs intersections les plus inhabituelles, pour nous maintenir non seulement occupés mais même franchement intéressés.

 

Fredric Jameson

traduit de l’anglais (États-Unis) par Florent Lahache

 

On peut lire une présentation par Florent Lahache de ce second chapitre de Brecht and Method de Fredric Jameson, initialement publiée dans Revue Incise 2, ici. « Nützliches » le premier chapitre publié dans Revue Incise 1 – maintenant épuisé – est en ligne ainsi que tous les articles de ce numéro ici.

L’intégralité de la traduction de Brecht et la Méthode de Fredric Jameson par Florent Lahache paraîtra prochainement aux éditions Trente-trois morceaux.

 

 

[1] On pourrait, pour les récits romanesques, appuyer son argumentation sur Les Affaires de Monsieur Jules César (trad. G. Badia, L’Arche, 1959), ou sur une nouvelle comme « La Vieille Dame indigne » (in La Vieille Dame indigne et autres histoires (1928-1948), trad. B. Lortholary, R. Ballangé et M. Regnaut, L’Arche, 1989) ; on trouve également un sens extraordinaire de la concision, qui rappelle Kleist ou Hebbel, dans la production des anecdotes, comme en témoigne « La Place » (in La Vieille Dame indigne, op. cit.), ou un grand nombre des « paraboles » dans Me-Ti. Livre des retournements (trad. B. Lortholary, L’Arche, 1978). Le Roman de quat’sous (trad. C. Vernier et P. Richez, L’Arche, 1995) me semble essayer de combiner ces différentes inspirations, mais au détriment de la concision. [Note du traducteur : nous indiquons les éditions en français lorsqu’elles existent.]

[2] Wolfgang Fritz Haug, Philosophieren mit Brecht und Gramsci, Argument, 1996.

[3] Jose Ortega y Gasset, « À la recherche d’un Goethe vu du dedans », in Le Spectateur, trad. C. Pierre, Rivages, 1992, p. 50-51 et 80-81.

[4] NdT : les termes ou expressions en italiques suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.

[5] NdT : Le Méchant Baal, l’asocial : il s’agit du titre d’un fragment de pièce didactique dans laquelle Brecht tentait de repenser, quelques années plus tard, son projet de jeunesse en termes marxistes.

[6] « Sa Majesté le Moi, héros de tous les rêves diurnes, comme de tous les romans ». Voir « Le créateur littéraire et la fantaisie », in Sigmund Freud, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, trad. B. Féron, Gallimard, 1985, p. 42. Le texte original se trouve dans le volume VII des Gesammelte Werke, 1941, p. 213-223.

[7] NdT : Le Garçon est un personnage conçu par Flaubert dans ses années de jeunesse, caractérisé par son rire bruyant et son attitude frondeuse.

[8] Les références aux textes originaux de Brecht sont indiquées dans le texte par numéro de volume et numéro de page en suivant l’édition allemande, Grosse kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe, Aufbau/Suhrkamp, 1989-98, dirigée par W. Hecht, J. Knopf, W. Mittenzwei et K.-D. Müller.

[9] NdT : « La fille noyée », Poèmes, tome 1 (1918-1929), L’Arche, 1965, p. 128, traduction de Guillevic légèrement modifiée.

[10] NdT : « boire, manger, faire l’amour, se battre ». Cf. Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, Théâtre complet, tome 2, L’Arche, 1988, p. 128.

[11] John Fuegi, Brecht et Cie – Sexe, politique et l’invention du théâtre moderne, Fayard, 1995. M. Fuegi pense que, dans la mesure où Brecht a fréquenté dans sa jeunesse nombre d’intellectuels au comportement sexuel douteux, il doit lui-même en être un. Ses relations ultérieures avec tant de femmes peuvent ainsi être expliquées par sa perversité congénitale, de même que son plaisir permanent à scandaliser ; dans tous les cas, il exploita sans vergogne ces femmes, en plus de leur être grossièrement infidèle. Cela constitue bien un problème selon M. Fuegi, dont la posture héroïque préférée (bien qu’il se soit donné la peine d’expliquer à Helene Weigel qu’il était un authentique prolétarien) est l’indignation compatissante de l’homme féministe, une chose que son homophobie assez moyenâgeuse rend plutôt suspecte. Quoi qu’il en soit, Brecht était un monstre, dont les vices ordinaires (égoïsme, cruauté, autoritarisme, luxure, jalousie, et d’autres dont je ne me souviens plus) sont efficacement amplifiés par la situation historique mondiale, laquelle rend possible de tenir la comparaison (si l’on peut dire) avec Hitler et Staline. Son retour en Allemagne de l’Est et son « mariage » avec le régime sont sûrement bien assez pour justifier la seconde comparaison ; quant à la première, c’est un fait bien documenté que rien ne ressemblait plus à ses tirades contre ses acteurs que les emportements les plus incontrôlés du Führer. On hésite cependant ici : car c’est bien plutôt son entraînement à Hollywood, où tous les exilés allemands étaient invités à jouer divers rôles de nazis dans les films de guerre, avec leurs divers accents, qui doit en être la cause. Dans tous les cas, on doit admettre que les histoires de M. Fuegi sur Hitler (le futur Führer colportant ses aquarelles dans l’Englischer Garten, réchappant des massacres de la droite perpétrés par les Freikorps lors du putsch de Munich à la fin de la Première Guerre mondiale) figurent parmi les bonus les plus distrayants de cette « biographie » délicieusement calomnieuse, quoiqu’un peu obsessionnelle. Son auteur sait indéniablement comment raconter des histoires fabuleuses ; et l’on n’est pas déçu par son réjouissant point culminant, dans lequel il laisse clairement entendre que, à la fin, au milieu des angoisses d’une fuite imminente de B.B. à l’Ouest (au prétexte d’un séjour dans une clinique à Munich), Helene Weigel finit par assassiner le grand homme, sur les ordres d’Ulbricht. Werner Mittenzwei (dans Das Leben des Bertolt Brecht, Aufbau, 1986) est loin d’être aussi amusant, bien qu’il n’hésite pas à nous raconter quelque chose de ce que ces gens pensaient, se disaient et s’écrivaient vraiment – une chose qu’il ne faut pas s’attendre à trouver chez M. Fuegi, dont la récente conversion à l’anti-communisme participe assurément du politiquement correct (même si c’est avec un certain retard sur le Zeitgeist, qui donne des signes d’anxiété croissante à l’égard du néo-libéralisme). Quoi qu’il en soit, son livre restera un document fondamental pour les étudiants à venir sur les confusions idéologiques des intellectuels occidentaux dans les années d’immédiate après-guerre froide.

[12] Voir ses pages extraordinaires sur Eisenstein en dialecticien : elles sont les seules à rendre son dû à Eisenstein en tant que philosophe sérieux : Gilles Deleuze, Cinéma, vol. I, Éd. de Minuit, 1983, chap. 3 et 11 ; Cinéma, vol. II, Éd. de Minuit, 1985, chap. 7.

[13] Darko Suvin, To Brecht and Beyond, Barnes & Noble, 1984, chap. 3 : « Politics, Performances and Organizational Mediation », p. 83-111. Les innombrables travaux de Suvin sur Brecht et sur le monde du théâtre ont constitué pour moi un apport inestimable, de même que la combinaison exemplaire de ses passions : Brecht, la science-fiction et l’utopie.

[14] Sur ce point, voir Darko Suvin, To Brecht and Beyond (op. cit.), et Lessons of Japan, CIADEST, 1996, ainsi que Antony Tatlow (voir plus bas, note 18).

[15] Enid Starkie, Arthur Rimbaud, New Directions, 1961, p. 429.

[16] La notion d’Ereignis occupe le centre de l’ouvrage posthume Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), qui constitue le volume 65 des Gesamtausgabe, Klosterman, 1989. [NdT : Jameson renvoie également à son article intitulé « Heidegger et le nazisme », qui demeure inédit à ce jour.]

[17] NdT : Mö-tseu ou Mozi (479-392 av. J.-C.) est un penseur chinois, dont la doctrine sociale a inspiré à Brecht la rédaction de Me-ti. Livre des retournements (op. cit.)

[18] Je dois ici exprimer ma dette à l’égard du travail de Tatlow en général, mais tout spécialement à l’égard de son chef-d’œuvre, The Mask of Evil, Peter Lang, 1977, qui examine les emprunts de Brecht à la poésie et au théâtre chinois et japonais, ainsi qu’à la philosophie chinoise, d’une manière tout à la fois patiente et ambitieuse, riche, suggestive, érudite et subtile. J’aimerais également attirer l’attention sur son petit livre Brechts chinesische Gedichte, Suhrkamp, 1973, dont la thèse surprenante mais finalement plausible se résume ainsi : nous savons que Brecht utilisa la traduction de Waley, un poète fin de siècle* qui accommoda les poèmes chinois à sa propre manière, en particulier Po Chu Yi. Il s’avère que, sans aucune connaissance du chinois, les versions de Brecht sont davantage fidèles aux textes originaux que celles de Waley, puisqu’il leur a instinctivement restitué les dimensions sociales et les détails que Waley a négligés (tout aussi instinctivement, sans aucun doute).

[19] L’essentiel des documents subsistants peut désormais être consulté dans Karl Korsch, Gesamtausgabe, vol. 5 : Krise des Marxismus : Schriften 1928-1935, éd. Michael Buckmiller, Sichting beheer IISG, 1996. Pour un examen intéressant des possibles relations de Brecht avec le Cercle de Vienne et « l’empirisme logique », voir également Ulrich Sautter,

« Ich selber nehme kaum noch an einer Diskussion teil », Deutsche Zeitschrift für Philosophie 43-4, 1995, p. 687-709, ainsi que Steve Giles, Bertolt Brecht and Critical Theory, Peter Lang, 1997, chap. 4 et 5. Enfin, sur ce point comme sur d’autres détails biographiques, nous devons signaler notre reconnaissance collective à Werner Hecht pour sa superbe Brecht Chronik, Suhrkamp, 1997.

[20] Je fais référence à Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem – Rapport sur la banalité du mal, trad. A. Guérin, Gallimard, 1966.

[21] C’est le titre du livre décisif de James K. Lyon, Princeton University Press, 1980.

[22] NdT : « Élégies hollywoodiennes », Poèmes, tome 6 (1941-1947), trad. B. Lortholary, L’Arche, 1967, p. 60.

[23] Pour un premier pas stimulant cependant, voir Michael Denning, The Cultural Front, Verso, 1996. La visite malheureuse de Brecht aux États-Unis en 1935-36 à l’occasion de la production également malheureuse de La Mère par le Theater Union constitue pour lui un avant-goût évident de l’Amérique, mais dans un New York de gauche, plutôt que dans le Hollywood commercial de droite.

[24] NdT : Mike Gold (1894-1967) était un écrivain et critique littéraire communiste américain, particulièrement actif dans les années 1930 et 1940, qui demeura fidèle à l’idéal communiste et au régime soviétique jusqu’à la fin de sa vie.

[25] NdT : « Légende de la genèse du Tao-Te-King écrit par Lao-Tseu sur le chemin de l’exil », Poèmes, tome 4 (1934-1941), trad. M. Regnaut, L’Arche, 1966, p. 48.