Revue Incise 2 : La multiplicité éparpillée qui s’appelle « Brecht» par Florent Lahache.

 

LA MULTIPLICITÉ ÉPARPILLÉE QUI S’APPELLE « BRECHT»

PRÉSENTATION DU TRADUCTEUR

 

À la suite du précédent numéro, nous donnons ici à lire la traduction du second chapitre de Brecht and Method, de Fredric Jameson. Dans le chapitre précédent (voir Revue Incise no 1), le théoricien américain définissait son approche en prenant au mot un principe de Brecht : ressaisir sa méthode du point de vue de son « utilité » pour le présent. Il s’agissait par là même d’échapper à une double impasse dans laquelle les commentaires brechtiens se trouvent aujourd’hui piégés : soit faire de son œuvre une chose du passé, en la traitant de façon purement historienne (approche « antiquaire ») ; soit tenter de la réactualiser, en la travestissant en texte post- moderne (approche « post-marxiste »).

Dans ce second chapitre, Jameson s’emploie à définir son objet lui-même : quelle œuvre désigne-t-on précisément sous le nom de « Brecht » ? Y répondre revient le plus souvent à privilégier un aspect au sein d’un éventail de possibilités disparates : on mettra tantôt l’accent sur la théorie de la distanciation et la politique brechtienne de l’art, tantôt sur la jeunesse expressionniste, héritière de Frank Wedekind et d’Arthur Rimbaud, tantôt sur la poésie de l’exil américain, nourrie d’épigrammes antiques et de littérature chinoise, ou bien encore sur le théâtre épique, l’amitié avec Walter Benjamin et le combat antifasciste – sans oublier les grandes innovations de l’époque de Weimar, non plus que les expérimentations de la période est-allemande. Toutes ces configurations semblent à la fois coexister, s’articuler secrètement, et se dérouler cependant en des lieux et des temps radicalement incommensurables : il y a chez Brecht une résistance à la totalisation, comme s’il ne pouvait jamais être abordé que de manière immanente et toujours locale. C’est pourquoi sans doute, plus que d’autres, son œuvre se prête à des réductions, qui visent à régler par avance le problème qu’il s’agit de poser. Car du portrait que l’on fait de Brecht découle ce que l’on peut en dire : non seulement de son œuvre proprement dite, mais aussi de la succession des circonstances qu’elle traverse, lesquelles se superposent avec l’histoire de la modernité tout entière. La question méthodologique – comment traiter l’immensité labyrinthique de son corpus ? – n’est donc pas simplement technique.

Faudra-t-il dès lors souligner les profondes continuités d’ensemble, mais en manquant alors les irrégularités, les déplacements et les projets isolés ? Privilégier une approche générique, voire thématique, au risque d’en ignorer l’historicité particulière ? Mettre l’accent sur « les grandes œuvres » au détriment des formes brèves et des innombrables fragments ? Jameson propose dans ce texte de court-circuiter ces nouveaux dilemmes en circonscrivant des unités hybrides : ce qu’il appelle ici des « monades chronologiques ». Celles-ci fonctionnent comme des plis à l’intérieur d’une trajectoire historique, qui permettent de dégager des blocs indissociablement périodiques et problématiques, mais aussi de les relier entre eux. Car ces monades, suivant une logique toute jamesonienne, opèrent par synthèses disjonctives : chacune est susceptible d’en contenir d’autres, de se développer parallèlement à d’autres, d’ouvrir ou d’entrer en contact avec d’autres – d’autres strates, d’autres tendances, d’autres « mondes » brechtiens – comme des matriochkas que l’on pourrait disposer de manière variable.

Comme le lecteur pourra s’en rendre compte, cette logique disjonctive travaille ici à même la prose de Jameson : les parenthèses, les incises, les deux-points et les points-virgules se bousculent, les propositions se chevauchent, comme s’il s’agissait pour lui de faire exploser l’unité logique et syntaxique ordinaire qu’est la phrase, au profit d’un continuum dialectique qui parviendrait à restituer d’une seule traite, et sans la hiérarchiser, la multiplicité éparpillée qui s’appelle « Brecht ».

Pour introduire à la lecture, nous nous permettrons donc ici seulement de résumer, de façon sommaire, les quatre monades chronologiques majeures que Jameson propose de circonscrire dans les pages qui suivent :

– La première recoupe la période de jeunesse, dans laquelle Baal (et avec lui, la question de l’appropriation) occupe une position centrale, et dont le fondement est pour ainsi dire infra-historique.

– La seconde correspond à la période de Weimar, que Jameson décompose elle-même en cinq strates monadiques relativement hétérogènes : il y est question de l’élaboration du cynisme brechtien, mais aussi du développement d’une écriture collaborative, de l’idée du théâtre comme laboratoire utopique, de l’expérimentation formelle et de l’inspiration chinoise, et enfin de la genèse d’un marxisme littéraire (le Brecht « balzacien »), répondant au défi de représenter le capitalisme.

– La troisième monade coïncide quant à elle avec les vicissitudes politiques des années 1930 et 1940, que Jameson découpe à son tour en deux moments distincts : d’abord celui de l’hitlérisme, à travers lequel Brecht permet de réfléchir le fascisme ordinaire ; ensuite celui de l’exil, dominé en particulier par son expérience américaine, dont Jameson soutient qu’il en traverse l’histoire politique de manière fantomatique.

– Enfin, la quatrième et dernière monade correspond au moment où, à son retour en Allemagne de l’Est, Brecht fonde le Berliner Ensemble, réalise ses mises en scène les plus ambitieuses, et participe de l’intérieur, dans un mélange d’enthousiasme et de patience, à la construction du socialisme proprement dit.

Cette distribution sérielle permet ainsi de dégager des articulations entre une trajectoire historique, des inventions formelles et des enjeux politiques sans avoir à unifier artificiellement l’œuvre brechtienne dans une image close, révolue et sans doute impraticable. En lui restituant son historicité, la conceptualisation par monades met au contraire l’accent sur sa pluralité, et rend possible par là même son maniement dialectique : « Brecht » apparaît alors comme une boîte à outils aux ressources littéraires et théoriques singulièrement hétéroclites – de la représentation du capitalisme à la collectivisation de l’écriture, du cynisme à la sagesse paysanne, de la théorie du gestus à l’utopie théâtrale – dont les impératifs du présent peuvent ainsi « utilement » s’emparer.

 

Florent Lahache

 

 

« Nützliches » et « Monades chronologiques », premier et second chapitres du livre de Fredric Jameson, publiés dans les deux premiers numéros de Revue Incise sont à lire ici et ici.

L’intégralité de la traduction de Brecht et la Méthode de Fredric Jameson par Florent Lahache paraîtra prochainement aux éditions Trente-trois morceaux.