Revue Incise 4 : César H. Espinosa, « Esthétique et répression, rompre le cercle »

Contrairement à la pensée classique qui veut que la multitude soit passive et immature, Mai 68 a posé l’hypothèse d’une solidarité entre foule et activité – c’est-à-dire savoir, pensée, mouvement. La multitude fut alors « activante », a pu écrire Jean-Claude Milner il y a fort longtemps. Or l’expérience de la foule comme savoir politique a eu un lieu privilégié : la rue. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Quelle capacité à inquiéter le pouvoir cette occupation-là conserve-t-elle ?
L’an dernier du moins les luttes sociales en France ont-elles magnifiquement actualisé la longue tradition gauchiste du Witz de rue :
« Ayons une pensée pour les familles des vitrines »
« The chômeuse go on »
« Nous sommes un peuple de casseurs-cueilleurs »
« Les flics sont pas nos fils. Signé : les putes »
Cinquante ans ont passé depuis 1968.
À Mexico, le massacre du 2 octobre 1968 sur la place de Tlatelolco fit plus de trois cents morts. L’État lui imposa le couvercle des Jeux Olympiques quelques jours plus tard. Malgré la répression qui sévit continuellement contre le soulèvement mexicain de juillet à octobre 1968, les pratiques de rue du mouvement étudiant se prolongèrent tout au long des années 1970, notamment dans une génération d’artistes qui se présentèrent comme los Grupos.
Membre de l’un de ces groupes, César Espinosa est un critique, syndicaliste et artiste mexicain qui a conduit un travail d’écriture journalistique et poétique pendant trois décennies. À l’intersection de l’art conceptuel et du militantisme, ses articles livrent une chronique des menues actions et réflexions des artistes dont le projet fut de prendre la rue. Annabela Tournon, curatrice, éditrice et historienne de l’art, présente cette année une exposition au Mexique et en France sur le groupe Mira, dont la trajectoire coïncide avec les années 1970, leurs fulgurances et leur potentiel d’insistance. Elle a traduit cet article de presse d’Espinosa sur la rue, la couleur et la politique.

 

Esthétique et répression. Rompre le cercle.

 

Le citadin de la capitale vit entouré d’un circuit de règles, d’interdictions et d’autoritarisme officiel. Jour après jour, l’espace des libertés individuelles se réduit, soumis à des interdictions administratives et à l’arbitraire de la police. Ces derniers jours, par exemple, le peintre Felipe Ehrenberg dénonçait l’ordre reçu par les commerçants de San Ángel [1] de peindre en blanc les devantures de leurs magasins. Selon nos sources, cette disposition a commencé à s’appliquer il y a un an dans les environs de Legaria et d’Azcapotzalco [2]. Il n’est pas précisé si la « brigade blanche » [3] sera également chargée de blanchir la ville.

En réalité, le code de la répression est à l’ordre du jour dans la métropole, ainsi plongée dans un virtuel « état d’urgence ». Comme jamais par le passé, nous vivons dans un état d’exacerbation de la schizophrénie politique et de la paranoïa répressive, ne sachant jamais si un passant qui traverse la rue n’est pas en réalité un policier en civil. Sans parler des fameuses voitures sans plaques d’immatriculation [4] et autres. Aujourd’hui, dans l’espace urbain, seules les publicités des entreprises privées et des agences de communication de l’État peuvent s’exprimer ; autrement dit, c’est devenu un espace privilégié pour les signes du capital.

Pour revenir au blanchiment des façades, le projet consiste à déplacer sans plus attendre vers la grande ville, à une échelle industrielle, les villages blanc-indigo que le « profesor » Hank González [5] a installés dans l’État de Mexico et autres localités des environs. Cette expérimentation d’uniformisation reflète l’« esthétique répressive » caractéristique de la mentalité autoritaire, dans sa tentative de cacher la misère rurale. En s’appliquant à la ville de Mexico, l’expérimentation va au-delà des velléités esthétisantes des précédents gestionnaires, que l’on pense aux glaïeuls d’Uruchurtu [6] ou au « rincón de Veracruz » [7] de Senties, dans le centre [8].

Ici et maintenant, le pittoresque blanchissant s’inscrit dans un discours idéologique « neutraliste », expression d’une autorité rigidement verticale – de bas en haut –, seulement nuancée par la virulence et l’impunité policières. Pour sa part, le peintre Ehrenberg regrette l’abandon du chromatisme véritablement populaire, tel que l’a recueilli Diego Rivera, qui plonge la vie urbaine dans l’absence de couleur. Mais il a oublié d’ajouter que le « neutralisme technologique » représente un projet de domination qui annule les capacités d’expression et de communication des citoyens.

À ce sujet, il faudrait mentionner ce qui est arrivé le week-end dernier au groupe socio-esthétique El Colectivo. Alors qu’ils étaient en train d’installer des étiquettes sur lesquelles étaient marqués les noms des matériaux de la rue, dans un quartier populaire, ils furent interpellés et placés en garde à vue. Comme les mots ne faisaient que répéter le nom des choses, ils ne furent pas considérés comme subversifs, bien qu’on suspectât qu’il s’agissait d’un code secret. Dans tous les cas, on les prévint qu’il était absolument interdit d’inscrire des messages sur la voie publique. Et que, même avec une permission, il y avait des brigades parapolicières anti-guérilla, qui avaient l’ordre de frapper et tirer sans prévenir.

Le projet de ce groupe s’intitule Le circuit interne et il a été sélectionné pour participer à la section Expérimentation de l’INBA [9]. En effet, il faut en conclure que l’on vit dans un « circuit interne » de peur envers toute autorité, quand bien même cette dernière se dit « humanisée » ou « civilisée ». On pourrait avancer que, littéralement, le Circuit intérieur [10] construit sous la précédente administration est une muraille qui enferme, tandis que les futures voies routières qui seront construites formeront la trame de la prison urbaine. À l’intérieur, les citoyens, sans opinion politique, sont à la merci d’illégales brigades blanches ou de projets officiels consistant à blanchir murs et consciences.

César H. Espinosa

Traduit de l’espagnol (Mexique) par Annabela Tournon

 

 

[1] San Ángel est un quartier résidentiel du sud de la ville de Mexico. (Toutes les notes de bas de page sont de la traductrice.)

[2] Legaria et Azcapotzalco sont deux quartiers limitrophes de Miguel Hidalgo, l’une des seize municipalités de la capitale.

[3] La « brigade blanche » est aussi l’un des noms donné à un groupe paramilitaire qui sévissait alors dans la ville de Mexico.

[4] Les voitures sans plaques d’immatriculation étaient suspectées d’appartenir à la « brigade blanche ».

[5] Carlos Hank González, surnommé « le professeur », était un homme politique membre du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel). De 1969 à 1982, il fut successivement gouverneur de l’État de Mexico, régent de la ville de Mexico et chef du Distrito Federal de la ville de Mexico.

[6] Ernesto Peralta Uruchurtu, membre du PRI, fut régent de la ville de Mexico de 1952 à 1966.

[7] Octavio Sentíes Gómez étant originaire de Veracruz, le quartier du centre historique de Mexico dont il entreprit la restauration fut surnommé « le recoin de Veracruz ».

[8] Octavio Sentíes Gómez, membre du PRI, fut maire de la ville de Mexico durant le sexennat du président Luis Echeverría Álvarez (1970-1976).

[9] L’INBA (Instituto Nacional de Bellas Artes) est doté de missions similaires à celle du ministère de la Culture en France.

[10] Le Circuito interior, réalisé sous le mandat d’Uruchurtu, est une rocade importante de la ville de Mexico qui cerne le centre de la ville.