Mars à Vincennes, Jessica au Groenland

Le zoo de Vincennes a traversé le temps. Sa réouverture après travaux au printemps 2014 s’est accompagnée d’une imposante campagne événementielle : street marketing et affiches en noir et blanc, selon une esthétique début XXe, où singes et lions, girafes et zèbres, entre quelques poignées de foin, ont trouvé leur espace naturel sur la place de la République et au Trocadéro. « Je n’irai pas au zoo de Vincennes, écrit Olivia Rosenthal, je ne réitérerai pas l’expérience de ceux qui, en 1931, accouraient à l’Exposition universelle pour découvrir à la fois des bêtes exotiques et des indigènes. » (Le Magazine littéraire, juin 2014). Les représentations d’une époque éloignée, dont jouent les images contemporaines, déplacent également la distance à laquelle on croit s’en tenir, et le mythe du progrès qu’elles suggèrent peut-être.
Kristina Lowis est historienne de l’art, elle a travaillé en particulier sur la photographie pictorialiste. Elle propose dans ce texte une lecture comparative de lieux où, à un siècle d’écart, l’humain s’expose.

 

 

MARS À VINCENNES,
JESSICA AU GROENLAND

 

LIEUX D’EXPOSITION D’HUMAINS

 

– Qu’est-ce qu’un lieu ?
– « Une portion déterminée de l’espace », nous dit le Trésor de la Langue Française, précisant que « l’espace est déterminé par sa situation dans un ensemble, par la chose qui s’y trouve ou l’événement qui s’y produit. »
– Et un théâtre ?
– Un théâtre, nous explique la même source érudite, est « un édifice conçu pour la présentation de certains spectacles. » Ou alors, ajoute-t-on, le théâtre est « un cadre particulier et généralement bien en vue, dans lequel se déroulent certains événements, certaines manifestations de l’activité humaine. »

Certaines formes de spectacles (« Ce qui se présente au regard ; vue d’ensemble qui attire l’attention et/ou éveille des réactions ») se produisent dans d’autres espaces déterminés par leur situation dans un ensemble (et non dans des théâtres à proprement parler). Ils donnent également à voir des manifestations de l’activité humaine, voire des humains en train d’agir, mais peut-être inconscients de tout regard porté sur eux. Et si c’était la vie même que l’on voulait donner à voir ? L’authenticité de la vie, des façons d’exister ? N’est-ce pas précisément cela que le théâtre, avec ses formes étudiées, ses langages particuliers, son artifice essentiel, ne fait pas en général ? Et qui, pour certains, ne fait pas partie de la catégorie de spectacles « grand public » ?

En dehors des théâtres, il existe une multitude de lieux où l’on expose des humains et où des humains s’exposent : vitrines de galeries marchandes, vitrines de pro-stituées, présentations de foire, de cirque, de rue, de village historique, webcams ; dans un cadre commercial, social, médical, juridique, journalistique, touristique, pédagogique… Des lieux permanents ou amovibles, institutionnels ou pas, virtuels, temporaires, passagers, aux conditionnements variables. Apparus à un peu plus d’un siècle d’écart, deux lieux, ou plutôt deux cadres particuliers et généralement très bien en vue, me paraissent des situations d’exposition d’humains méritant que l’on s’y intéresse de plus près. Alors que d’autres commémorations de centenaires se multiplient et que le débat public se consacre plus ou moins sincèrement au somnambulisme d’antan et au progrès idéologique réalisé depuis Verdun, les observations suivantes ne se veulent nullement historiques avec un(e) grand(e) H. On reconnaît les époques à leurs spectacles. Les deux phénomènes spectaculaires n’ont peut-être rien à voir l’un avec l’autre.

lieu a

dispositif général

En plein milieu urbain, des lieux de dépaysement accueillent les masses avides d’embrasser du regard des humains venus d’ailleurs. La célèbre Sara (Saartjie) Baartman (1789-1815) fut la débutante au bal de ce type de manifestation. D’abord à Londres, puis à Paris, en tant que « Vénus hottentote », elle s’est retrouvée enlevée, exposée, puis moulée et finalement en squelette. Elle se trouve déjà en tant qu’objet d’exposition dans la capitale lorsque, dans les années 1870, la culture de masse se développe sur de nombreux plans. Comme ça se démocratise de partout ! Comme on est avide de savoir ! Ainsi, le dimanche, pour une combinaison de divertissement, d’instruction et d’exotisme 1, 50 000 à 60 000 visiteurs se rendent au Jardin des Plantes à Paris, un flux tendu vers les expositions « anthropologico-zoologiques », car tel est le terme emblématique d’un des organisateurs les plus productifs de l’époque, Carl Hagenbeck. Il achemine vers l’Europe « Cinghalais », « Lapons », « Nubiens » et bien d’autres représentants de peuples lointains. Ces manifestations sont mises en place quand le marché des animaux exotiques ne suffit plus à lui seul 2. Alors on se presse devant les guichets d’entrée pour découvrir ces peuples d’ailleurs, dans un cadre certes particulier, qui est marqué par le merveilleux, le commercial et l’altérité. On y consomme des impressions exotiques comme des produits artisanaux. Habilement organisé, ce divertissement prend des formes différentes avec le temps. Il est cautionné, du moins à ses débuts, par des savants, qui enquêtent puis interprètent les spécimens acheminés des quatre coins du monde, et plus particulièrement des colonies, acquises ou futures. Ce sont eux aussi qui les lient, jusqu’à aujourd’hui, au patrimoine muséal européen. Pour bon nombre des personnes exposées, c’est le premier voyage en Europe, même si des troupes professionnelles traverseront l’Atlantique par la suite. Elles ne sont souvent pas en mesure de faire respecter leur contrat de « location », ou même de bonnes conditions de travail – s’il n’y a pas tout simplement eu enlèvement ou embarquement contre promesses orales –, et se trouvent exposées (précisément) à des circonstances qu’elles ne pouvaient pas anticiper. Le nombre de spectateurs de ces manifestations se compte en dizaines de millions. Tout ceci n’est qu’une très brève évocation d’un phénomène culturel dont l’étude, très largement menée ces dernières années, a donné lieu à des ouvrages 3 comme à des expositions 4.

aperçu

Pour les générations autour de 1900, pas besoin de longs trajets pour découvrir les peuplades du monde entier : des professionnels ont monté une exposition d’humains juste dans la rue en bas de chez vous, afin que vous puissiez vous délecter du pittoresque d’autrui. Entre 1875 et 1930, des générations entières font connaissance avec des personnes venues de loin dans ce dispositif d’exposition d’humains. On compte quatre cents Völkerschauen (expositions de peuplades) pour l’Allemagne. On peut y rencontrer le « Corps des Amazones » ou des « Nègres-Gorilles », la fièvre des Ashanti s’empare de Vienne en 1896-1897, les « Nubiens et Lions » et les « Esquimaux accompagnés de phoques et d’ours blancs » provoquent à leur tour frissons et fascination à Paris au Jardin d’acclimatation du Bois de Boulogne (où l’on compte une vingtaine de ces spectacles entre 1877 et 1893), Sénégalais et Togolaises séduisent les Suisses, des troupes exotiques traversent l’Italie, la Russie, la Grande-Bretagne…

Une fois passé la caisse, s’offre donc le spectacle de spécimens exotiques vaquant à leurs occupations quotidiennes au zoo : les « Lapons » montent leur tente, traient les rennes, défont leur tente, font un tour en luge (sur la pelouse) et la remontent, le tout emmitouflés de fourrures. Des mères africaines s’affairent avec leur petit sur le dos ou, encore mieux, lui donnent le sein en public. Les potiers font de l’artisanat, les femmes tressent des tapis, les hommes sculptent de l’ivoire, les enfants jouent. On danse, danse, danse 5. D’autres performances se rajoutent, du spectacle de rue ou de cirque, et parfois le public lance des pièces d’argent aux exposés. On chasse, on se baigne, on mange…

La recette pour la réussite commerciale de la monstration d’humains exotiques, identifiée par Anne Dreesbach, requiert trois ingrédients de base : la confirmation de clichés préexistants, une mise en rapport avec le milieu afin de produire l’effet d’authenticité (par exemple en montrant le sauvage en tant que membre d’une famille), ainsi qu’un moment spectaculaire inédit 6.

Cependant l’exposition ne se veut pas seulement ludique – « vous saurez reconnaître les tentatives du civilisé pour élever jusqu’à sa propre stature le non-évolué » 7 – puisqu’on met alors en scène l’enseignement, la vaccination.

topographie

Au sein même de l’univers urbain, un espace artificiel combine des plantes, des animaux, des humains rares : le zoo. Il s’agit d’un espace particulier, séparé de son environnement par des barrières ou des clôtures, qu’on visite pour voir des choses et des êtres relevant de l’exotisme dans l’univers du visiteur. Il est ouvert au public selon des horaires, normalement du matin au soir. On s’y rend, on regarde le monde sans devoir se déplacer. On y passe une heure ou deux, puis on en sort, on passe à autre chose, on rentre. L’architecture du lieu est en soi dépaysante, elle accueille le visiteur avec une porte somptueusement décorée, impressionnante et fantaisiste, qui effectue par sa présence une rupture nette avec l’environnement que l’on quitte. Les coulisses évoquent l’ailleurs imaginaire. Somme toute, c’est le principe Disneyland à l’œuvre, sauf que le pays de Mickey revendique sa nature magique (et commerciale), et que les personnages n’incarnent que la version 3D d’un dessin animé tiré d’une BD dans un parc à thème. Le parc à thème qui expose les humains dans les expositions universelles ou coloniales et que montrent les villages noirs, qui pouvaient voyager et être présentés à part entière, fonctionne sur la présomption du contraire, c’est-à-dire l’authenticité des êtres exposés et des lieux transposés.

Un chemin mène alors le long de parcelles, d’habitations et d’autres scènes de la vie quotidienne. On plonge dans un ailleurs dépaysant : sous les palmiers, les huttes. Sur les falaises, les baigneurs. Sur les peaux de bêtes, des femmes nues. Derrière les grillages, des étrangers. Sur les scènes, des danseurs. Dans les fourrures et sur des luges, des Esquimaux. La neige, clouée sur le décor, ne manque pas. Ce petit monde s’affaire devant le spectateur dans le cadre de l’horaire prévu à cet effet et n’a, la plupart du temps, pas le droit de quitter l’endroit après la fermeture. D’ailleurs des règles vestimentaires sont établies afin de s’assurer que l’on puisse aisément distinguer les groupes devant et derrière les barrières, et qu’ils puissent se regarder mutuellement avec intérêt. Ainsi, les spécimens habillés trop à l’européenne, de façon trop civilisée, doivent vite se dévêtir et enfiler quelque chose de plus tribal, avant de passer à l’étalage. Avec la délocalisation, la réinvention du lieu sous la direction de personnes qui en font commerce, il y a délocalisation, réinvention des personnes, qui doivent adapter le choix de leurs accessoires en fonction de la demande – peu importe s’ils s’avèrent parfaitement inadaptés aux conditions climatiques du lieu de destination.

L’explorateur se délecte donc des contrées lointaines proprement disposées dans un dispositif domestiqué, et peut par ailleurs se rassurer à tout moment de la présence d’éléments habituels, telles une cheminée dépassant de la cabane de paille, la tour Eiffel à l’horizon ou encore les lumières des immeubles d’habitation tout autour. De l’extérieur, on s’attend à vivre l’altérité. De l’intérieur, on aperçoit les silhouettes de la ville alentour. Seul le groupe des spectateurs est habilité à passer outre cette barrière du dehors vers le dedans, et inversement. Selon les expositions, les barrières entre humains exposés et spectateurs varient. Si dans certains cas on parle de cages, d’autres utilisent plus simplement des grillages ou juste une clôture, des deux côtés de laquelle chaque groupe fait ce qu’il a à faire. Des limites fixent les mouvements et les activités de chacun, à différents degrés, de façon à ce que les gardiens, caissiers, etc., soient à l’heure et en uniforme, et que les sauvages aient également le bon costume, affichent les bonnes coutumes, comme le baragouinage, la danse, les cris, les grognements… Merveilleux s’ils accouchent de petits ou mangent de la viande le plus sauvagement possible. La hiérarchie du regard s’installe d’elle-même dans ce cadre.

La barrière est partout dans ce dispositif, architecturalement, physiquement, et dans l’organisation et le conditionnement des comportements. C’est l’élément qui garde intact le fonctionnement de l’exposition, du regard et du message transporté. Aujourd’hui encore, une riche iconographie sur supports mobiles en témoigne : cartes postales, dépliants de réclame, photographies commerciales, mais aussi quelques films. L’ensemble s’appuie précisément sur le cadrage efficace entre architecture, coulisses, barrières, emplacements, comportements et commentaires.

L’expérience du lieu délocalisé est internationale, puisque ce dispositif se déplace, troupes, coulisses, animaux et accessoires partent en tournée. Il s’agit bien d’un format de présentation exportable : « Même modèle, même type d’exposition, qui suggère interchangeabilité des lieux… Pourquoi ? Sans doute parce qu’à cette date le spectacle est déjà un produit international et le discours commun aux publics américains et européens » 8.

discours

Si les mouvements et les regards sont savamment dirigés au sein du dispositif, s’y ajoute une orientation puissante par le discours : matériel publicitaire, affiches à l’entrée, panneaux indicateurs, explications savantes devant l’objet, commentaire scientifique, couverture journalistique…

Pour ne pas rendre trop complexe l’échange d’éventuelles informations et l’appréhension de l’autre, des panneaux indiquent les fonctions de chacun. Le commentaire aide et dirige, que ce soit vers l’interprétation souhaitée (chef, école, cuisine) ou par la description de caractères typiques. Ainsi « Une naissance au village ! » ou, comme sur cette photographie prise à Londres en 1912, un homme et une femme exposés devant une minuscule hutte portant les noms d’un couple ainsi que l’information qu’ils sont en essai de mariage (donc à conclure à l’intérieur de la cabane). Possiblement, les panneaux aident aussi les intervenants eux-mêmes à se comporter de façon facilement lisible : la famille d’Inuits doit sans cesse tourner en rond, construire et défaire ses tentes, un film témoigne de la « baignade des nègres » qui, un beau jour d’été en plein cœur de Paris, doivent sauter des falaises dans l’eau, à répétition. L’heure est à l’instruction, et si on a de la chance, on peut même écouter un savant étaler sa science devant le modèle vivant.

L’interaction/communication, si elle est autorisée, est contrôlée : les Kanaks encore présents en 1931 au Bois de Boulogne ne doivent surtout pas montrer qu’ils sont en fait, dans leur pays, des employés modernes, qui savaient parler, lire et écrire et exercer des métiers comme tout citoyen 9. Le déguisement en soi, cet autre soi que le public exige, est conséquent.

Comme la narration est fondée sur cette participation active, elle s’avère puissante (et tenace) et elle sert différents buts au cours de l’évolution des expositions pendant plus d’un demi-siècle d’existence – les expositions peuvent servir des intérêts relevant tantôt du cirque, tantôt de la vente, tantôt de la propagande coloniale.

Faut-il espérer ou craindre que ces humains exposés aient, comme le rêvait Hagenbeck, peut-être, sans le vouloir, amené un bout de cette civilisation avec eux ? Qu’ont-ils trouvé de plus marquant dans cette expérience ?

Des voix critiques, très minoritaires, existent cependant : ceux qui ne sont pas dupes de la mascarade, et peut-être moins ceux qui ne souscrivent pas au formidable projet de porter la « civilisation » ailleurs 10. On les entend notamment vers la fin de ce type de spectacle. À l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931 au Bois de Vincennes, année pendant laquelle des Kanaks sont exposés à l’Oktoberfest de Munich, ce sont les surréalistes qui s’insurgent et lancent un appel au boycott de cette manifestation. Dans son poème Mars à Vincennes, Louis Aragon fait de riches allusions aux mélanges infects de capitalisme et de colonialisme et résume : « Il pleut il pleut à verse sur l’Exposition coloniale » 11.

lieu b

dispositif général

La foule du début du XXIe siècle, non moins assoiffée de voir ce que sont et font les autres, peut rester tranquillement affalée sur le sofa domestique. C’est qu’une merveilleuse « fenêtre sur le monde » s’est ouverte avec l’installation du foyer télévisuel. Tout le monde a accès au savoir du monde entier (ne parlons pas des autres merveilles des « autoroutes de l’information »). Voir la réalité à la télé, donc, la télé-réalité. (Oh non, me direz-vous, lecteurs instruits, jamais je ne regarde de telles choses. Certes, mais essayez toujours, vous répondrai-je. Et un connaisseur du problème ajoutera : « La critique des médias dans les classes moyennes, qui se veut originale et personnelle alors qu’elle est collective et relativement convenue, fait partie des façons de ‹ tenir son rang › en société et de souligner plus ou moins consciencieusement son identité de classe » 12. Mais non, me corrigerez-vous, tout le monde sait que ce n’est pas ça la réalité. Pas si sûr, vous dirai-je, allez donc voir de plus près les forums de discussions, le nombre des candidatures pleines d’espoir et les études sur le public 13.)

Les Parents les plus stricts du monde est l’un de ces produits internationaux, un format inventé en Grande-Bretagne et exporté et adapté en Australie, aux États-Unis, mais aussi en France et en Allemagne (entre autres). L’événement qui se produit dans ce cadre particulier et généralement bien en vue relève bel et bien de manifestations de l’activité humaine. Le spectateur de télévision n’est certes pas exposé comme l’est la personne qui regarde publiquement d’autres humains exposés.

aperçu

Petite mise en bouche : l’arrivée de « Mickaël » et « Marie » à Antananarivo à Madagascar 14. Sur le ton d’une pédagogie compréhensive et mielleuse, sur fond pêchu et factuel, on nous explique que ces deux adolescents en révolte ont décidé avec leurs parents que la seule possibilité qui leur restait d’apprendre à « mieux communiquer » et à « renouer un lien de confiance » était de participer à ce programme « documentaire » (de M6) et de se faire filmer pendant une semaine de rencontre avec une famille étrangère endossant le rôle des « parents les plus stricts du monde ». Du côté des parents, on s’attend par ce voyage à un électrochoc : « Par le fait de voir comment ça se passe ailleurs et de ne pas avoir son petit confort habituel, il va peut-être changer d’optique et puis se dire ‹ bon, ben ouais, il y a quand même pire que moi dans le monde › et bon, le peu de temps que ça durera, ça va permettre de souffler un peu. »

Le commentaire en voix off lors du trajet des deux personnages de l’aéroport au lieu de guérison miraculeuse, illustré par une panoplie de vues touristiques, est très instructif : « Madagascar… On y parle le malgache mais la langue officielle est le français. Dix-huit millions d’habitants peuplent ce pays, et une petite particularité : il y a autant de zébus que d’habitants. On y trouve également des espèces animales qui n’existent nulle part ailleurs, comme les lémuriens. Mais derrière ses allures de carte postale, Madagascar est l’un des pays les plus pauvres du monde, notamment à cause des soubresauts politiques qui agitent régulièrement l’île. La cellule familiale est donc une valeur refuge pour la culture malgache, seul moyen d’assurer un avenir stable aux générations futures. »

En un souffle, devant plus de trois millions de spectateurs, on a évoqué l’empire colonial français (avec regret, en faisant croire qu’au moins la langue française y tiendrait encore les rênes en tant que langue officielle exclusive, ce qui, soit dit en passant, est faux : le malgache est aussi langue officielle), on a établi un gai amalgame entre les habitants et les animaux sauvages, mais regretté que la loi de la jungle (et non la politique) provoquent une pauvreté et une instabilité politique, que seul le retour à la cellule familiale (donc l’échelle individuelle et surtout pas le collectif ou le public) saura adoucir. C’est cette coulisse qui va servir de choc salutaire aux jeunes, qui en attendant font preuve d’une rare curiosité, et n’ont toujours pas quitté la voiture :
« – Ils marchent pieds nus !
– Là, c’était un salon de coiffure. Le truc tout petit ! C’est chaud, tu vois, les magasins, ils font même pas vingt mètres carrés, tu vois. (Mickaël hausse les sourcils.)
– On voit carrément que c’est différent de la France, on voit qu’ici c’est plus pauvre, ici on voit les gens porter leurs sacs sur leur tête, ’fin, j’ai réellement vu ça pour la première fois de ma vie ici quoi…
– Tiens, regarde, les maisons qu’il y a là-bas, je suis surpris de comment c’est, quand même…
– C’est sûr qu’on voit la différence, hein ?
– Tu regardes, les voitures, les maisons, c’est pas pareil du tout !
– C’est trop trop trop trop différent, tu vois ? Il y a même pas une seule ressemblance, quoi ?!
– C’est vrai que par rapport à la France, quand tu regardes bien, c’est pas un pays très développé, très riche, quoi, ça me montre que j’ai de la chance là où j’habite, moi, j’ai l’impression que je vis dans le luxe, maintenant… oh la la, le linge ! (Plan choc de linge étalé sur un pré pour sécher.)
– Oh, franchement, je pourrais pas vivre ici !
– Moi, j’arriverais pas !
– J’ai trop besoin de mon confort.
– Hmm.
– T’imagines on dort dans une petite cabane, comme on vient de voir ?!
– Oh, non !
– Sans chauffage, sans rien du tout…?! »

Cela se vérifie dans le visionnage d’autres émissions de la série, on n’y échappera pas, le discours est préétabli. À l’étranger, c’est pauvre et sale et on ne pourrait pas y vivre. Les deux héros de notre histoire ont une capacité d’assimilation supérieure, ils appliquent dès leur arrivée le petit champ lexical et le discours sous-jacent mis à disposition pour leur transfiguration – si tant est que nous suivions généreusement l’idée que les dialogues ne sont pas écrits, mais seulement suggérés librement et que tout a été tourné et monté dans l’ordre, puisqu’il s’agit de la section « documentaire » de la chaîne. Le miracle pédagogique est à l’œuvre dès leur arrivée, dans le 4×4 qui les conduit au lieu du show down 15. Zappons.

L’adaptation française de cette émission est une version soft par rapport à ce qu’ont concocté les producteurs allemands pour Die strengsten Eltern der Welt (version allemande des Parents les plus stricts du monde ; les extraits apparaissent dans la traduction de l’auteure). En Allemagne, où les personnes de « cultures étrangères » sont moins présentes à la télévision qu’en France ou en Grande-Bretagne 16, et où la représentation de personnes en décalage par rapport au modèle du mérite en vigueur (des pauvres, des gens en échec social que l’on verrait dans un autre but que d’effrayer la foule et de lui faire comprendre le monde merveilleux auquel elle participe) laisse beaucoup à désirer comme partout, le format s’est doté de particularités remarquables : tout d’abord, les jeunes croient partir en vacances pour faire la fête et se reposer du conflit avec leurs parents. Ils sont généralement en refus total du système scolaire, ont des problèmes juridiques, toute tentative d’aide publique éventuelle a été vaine, ils fument et boivent et se disent fiers de ne rien faire que la fête. Que d’ailleurs, on ne voit jamais : ce sont systématiquement des images de jeunes mimant une beuverie dans le logis parental (Oh ! Il alterne bière et schnaps ! C’est un dur !) N’ayant rien lu ou entendu pendant les temps de préparation et le vol, ils tombent des nues quand ils atterrissent dans leurs familles d’accueil, qui sont apparemment choisies pour leurs localisations les plus reculées, parfois aux apparences de musée folklorique, le tout parsemé de points d’intérêt scatologiques. C’est qu’on a l’embarras du choix en visitant le site internet de l’émission qui recommande les meilleurs moments avec les « Terror-Teenies », les « Problem-Kids » (les « ados terreur », les « enfants à problèmes ») : « Bonhommes nus et cannibales », « Je sais pas parler junglien », légendes décrivant des photos des mères « strictes » et surtout exotiques, les seins à l’air, et des pères « stricts » chasseurs-cueilleurs. Le clou, c’est qu’aucun dialogue n’est possible car les ados participants ne parlent pas la même langue que leurs vis-à-vis exotiques : il faut un traducteur pour Jarvis et Denise en Indonésie, Chiara et Christian au Swaziland, Corinna et Florian en Turquie, Selina et Dennis en Namibie (ancienne colonie allemande oblige), Maurizio et Giuseppe en Roumanie, Raphael et Jessica au Groenland… 17 Le choix de cette dernière destination intrigue spécialement à cause de la triste célébrité du taux record des suicides parmi les jeunes sur l’île.

Sans surprise, l’émission se déroule selon un schéma fortement partitionné en séquences reconnaissables, jusqu’au vocabulaire employé : présentation provocante des jeunes avec des étiquettes, scènes quotidiennes de la vie domestique, comportements choquants des jeunes sur fond de musique destroy, désarroi des parents face à la situation, qui regrettent leurs enfants à l’époque où ils étaient petits et mignons. Cette séquence est épicée de quelques larmes sur des photos d’antan sur fond de musique mielleuse, et l’expression de la crainte que leur progéniture finisse dans le caniveau ou en prison. Puis c’est le départ, l’arrivée, la surprise, le quotidien sur place d’abord, avec l’accent sur les conditions hygiéniques du lieu, les coutumes traditionnelles bien clivées – les hommes chassent, les femmes cuisinent –, un animal généralement tué en commun, le tout marqué par le refus et la provocation et suivi de la transformation du jeune par le travail. (Comment ça, vous avez déjà entendu ça quelque part ?) Tout le monde s’aime à la fin de l’émission. Départ vers un meilleur avenir au bout d’une semaine ou dix jours.

topographie

Le cadrage et l’iconographie de l’ensemble sont également cohérents et montrent les lieux avec systématisme : des chambres d’ado étroites et mal rangées, des habitations des « parents stricts » exotiques ou, à défaut, un environnement aussi brut et rural que possible. Si vraiment c’est trop comme chez nous, on souligne les traits rustiques, on ne s’attarde pas sur ce qui ressemble, pour souligner que deux lits dans une chambre, ça ne va pas du tout, découper une volaille sur du papier journal à même le sol de la cuisine c’est primitif, mélanger farine et eau à la main c’est infect… Passons sur les détails des dispositifs sanitaires largement rendus, visuellement et verbalement. Les hôtes portent toujours des habits traditionnels et on a droit à des images de crânes et de peaux de bêtes, à des gros plans sur tout ce qui peut paraître exotique : nourriture, faune, flore, habits et, si possible, la danse ou le chant.

Le spectacle se joue donc sur quatre scènes, quatre lieux qui interfèrent dans cette émission et déterminent la situation dans son ensemble : le lieu de l’échec social allemand qui manque d’ordre, le lieu de l’étranger effrayant et sale, le lieu privé de réception de ce message télévisé (sofa) et le lieu de travail audiovisuel. Ces deux derniers n’apparaissent pas à l’image, mais le regard et le récit les représentent. Le lieu de création télévisuelle, l’instance narrative, est crucial. Il est la centrale de fusion pour les trois autres, accélérateur de particules et marmite d’opinions. À cet endroit, on produit la possibilité d’une double distanciation et une distinction valorisante. On y œuvre à la superposition des lieux, des idées, des représentations, des comportements, des attentes et des façons d’interagir que chaque référent amène obligatoirement dans le processus, sur tous les plans. Ces référents (acteurs, équipe de tournage, public) ont des motivations et des emprises différentes sur le résultat diffusé, et se soumettent au maître des lieux : c’est bien celui qui produit et qui vend. Le lieu hybride, c’est-à-dire le spectacle télévisé qui apparaît comme produit final à l’antenne, fait partie de ce que nous, millions de téléspectateurs, pouvons apprendre à travers notre « fenêtre sur le monde » sur l’état de celui-ci.

L’ensemble télévisé possède naturellement des particularités intrinsèques du médium, notamment une temporalité décalée, puisque le temps de l’événement peut différer du temps du tournage, puis du temps du montage et du temps du visionnage. La signification des lieux découle de leur mise en rapport spatiale et temporelle dans le but de la confrontation, avec les fonctionnalités du rejet, de l’attirance et du réconfort identitaires, probablement de tout spectateur dans un premier temps. L’interprétation et le commentaire ne tolèrent pas de doutes. Ce cadrage érige un écran de lecture des lieux et de ce qui s’y déroule et dirige le regard de telle sorte que la narration fasse son effet.

discours

Le but affiché du grand divertissement de la part de la chaîne, le voici : « Parfois, des parents d’adolescents inéducables sont simplement dépassés et ne savent plus quoi faire. Die strengsten Eltern der Welt offre ici une voie de sortie : dans chaque épisode, des jeunes mal élevés sont envoyés dans une famille qui vit loin de chez eux dans des circonstances complètement différentes, par exemple en Tanzanie ou à Bali. Là-bas, les jeunes sont confrontés à de nouvelles valeurs, traditions, religions, mais aussi à la rigueur et la discipline… » 18

Dès lors, on est sur les rails pour savoir ce qui manque à la société allemande contemporaine dans laquelle un certain type de parents échoue. On nous parle de parents élevant seuls leurs enfants, chômeurs, divorcés, malades, démunis, employés dans des professions nécessitant peu de formation. Les ados sont incités à se présenter avec des phrases provoc’ résumant leur penchant pour la glande, l’alcool, la clope, les drogues, la violence, un début de carrière criminelle (chouette), le refus de travailler tout en gaspillant de l’argent pour lequel ils n’ont pas travaillé.

Die strengsten Eltern der Welt et leur lointain étranger si salutaire – ne devrait-on pas plutôt dire : les bons sauvages ? Une image fantôme de la vie avant le péché originel, la décadence, le gauchisme ? Les hôtes, répondant aux questions qui apparaissent dans le documentaire sur des panneaux, et expliquant ce qu’ils feraient avec les ados et quelle serait la punition maximale qu’ils pourraient leur infliger, sont presque toujours des ruraux, folkloriques, « loin de toute civilisation ». Leur vie est « dure et riche de privations », « à la différence de chez eux [les jeunes Européens], ici le dur travail et la discipline font partie du quotidien », et les hommes « chassent et mangent » pendant que les femmes font « la cuisine et le ménage ». Doux paradis. « La famille et le respect sont ce qu’il y a de plus important dans la vie. »

Sous ces étiquettes, une réalité factice et simpliste apparaît, un produit consommable parmi d’autres, des histoires et images de lieux lointains, pourvues de dialogues, qui mettent en lumière l’impossibilité même de dialoguer. Les parents et leurs enfants se hurlent dessus, les jeunes hurlent sur place sur les gens qui les reçoivent et parlent par le biais d’un traducteur.

Le message pour ceux qui regardent est qu’il existe un lieu où de tels propos, de telles conditions ne rencontrent aucune protestation. Simplement parce que ce lieu leur est dédié, qu’il est pensé pour cela. Le produit télévisuel montre des personnages incarnant leur propre stéréotype sur des lieux qui, dans leur représentation, dépassent tout préjugé les concernant. Toute communication directe entre les ados et les parents étant impossible à cause du conflit représenté, celle avec les parents d’accueil est également très limitée puisqu’ils ne parlent pas la même langue, ce qui n’empêche pas quelques adresses remarquables : « Avec vous, deux cochons qui puez comme une vache du cul, je ne vais certainement pas dormir ici » ou l’explication de prédilection reprise sur le site de l’émission d’un adolescent adipeux accroupi à côté d’un « chef masaï », et d’après lequel en Allemagne, on n’a pas besoin de travailler car on peut très bien vivre de Hartz IV, le fameux RSA allemand : « L’Allemagne, pour moi, c’est la terre promise, et le village masaï les toilettes du monde. » 19

Si tout ceci n’est qu’un jeu, un spectacle, un formidable divertissement, tout le monde y joue 20 : la boîte de production, les réalisateurs, qui mettent en scène, incitent à des actions, sélectionnent ce qui sera présenté et montent le tout avec commentaire, musique et graphisme ; les protagonistes, acteurs d’eux-mêmes ou de quelque chose qui s’y apparente, qui (consciemment ou non) s’affichent publiquement dans des situations extrêmes ; et les millions de téléspectateurs, bien au chaud chez eux et dont les réactions varieront selon le milieu socio-culturel 21. N’empêche, ils absorbent ce qu’on leur donne à voir (ainsi que les contenus de la publicité livrée dans les interludes).

Dans la condensation du montage, tout devient porteur de signification. Les figures évoluent dans un décor où tout est sélectionné de manière sur-symbolique. Tout en étant un produit contemporain, réalisé de façon délocalisée et à bas prix, Die strengsten Eltern der Welt nous renvoie sur des lieux du passé. Œuvrant habilement à la construction de barrières et à la réduction de toute information, cette exposition d’humains nous fait frissonner et nous conforte dans l’idée que le destin des plus démunis est un choix personnel, que l’ascension sociale se mérite 22 et que les bons sauvages, sauf si on les considère comme d’autres échecs sociaux irrécupérables, s’en sortent très bien dans des situations que nous ne pouvons comprendre, grâce à la famille et à ses valeurs. Dans un contexte qui ne se sert des conditions globalisées que pour la forme (et le spectaculaire exotique), l’intérêt pour la situation ailleurs sur le globe est inexistant. Alors qu’on voyage chez l’autre, sur des lieux différents, celui-ci ne fait pas l’objet d’une curiosité à part entière. L’étranger livre la coulisse – muette, lost in translation – de l’effroi, de l’autre incompréhensible, laquelle sert uniquement à renvoyer à sa propre situation, ce qui peut être perçu comme valorisant.

Le renvoi concerne aussi la position pitoyable des télé-spectateurs, qui par millions voient cette exposition d’humains servant à vendre du temps de cerveau disponible, selon la citation célèbre de cet ancien PDG de TF1, Patrick Le Lay, mais avec quoi le remplit-on au juste ? Si Die strengsten Eltern der Welt transporte un message, c’est bien celui que les individus sont responsables de leur propre sort et qu’il ne faut jamais chercher plus loin que dans la famille, à moins que la télévision ne nous vienne en aide et ne nous transfigure pour nous rapprocher des éternelles valeurs idéologiques des bourgeois des classes moyennes, bien avant 1968 naturellement. Le bonus, c’est qu’on est tout de même drôlement bien chez nous (parce que nous avons les WC propres).

Cela s’applique aussi au mode de production de cette catégorie d’émissions. Dans la concurrence pour les commandes par les chaînes, les productions proposent n’importe quoi. En effet, la situation de travail des réalisateurs qui mettent en scène ce genre de spectacles est parmi les plus précaires de la télévision privée, les émissions les moins chères à produire étant celles avec des participants volontaires (jouant des rôles à divers degrés) et qui sont soit des débats ou émissions de parole soit des émissions de télé-réalité. Les personnes dans les coulisses sont donc également en quête de distinction et certains se font une joie de créer des lieux offrant un maximum de repères à cet effet. Dans leur interprétation d’un monde fait de concurrence, de hiérarchies et sans ambiguïtés, bon nombre de professionnels du spectacle télévisé se conforment volontiers au cahier des charges et le surpassent par cette exposition d’altérité double, muette et parlante à la fois. Exposer des sauvages, ça les amuse. Qui est le bon, qui est le mauvais sauvage ? Les parents stricts sont-ils les bons, épargnés par les méfaits de la société laxiste, hédoniste, de providence qui ne produit que des êtres ingrats, bons à rien, assistés, stupides, délinquants ? Qui seraient alors les mauvais sauvages de notre époque ? De qui peut-on et veut-on se distinguer ? Sans doute y a-t-il là matière à une réception diversifiée, à des nuances individuelles. Si la provocation, le frisson, l’émotion font vendre (de l’audimat, du temps de cerveau, du détachement de la chose publique, du potentiel électoral, des ressources humaines), la chose n’est pas chère à réaliser. Il est remarquable que le format se passe d’une voix d’expert, fournie dans de nombreuses autres émissions (psychologue, coach de l’éducation), qui pourrait porter verbalement les corrections comportementales sur les lieux du spectacle. Le soupçon plane que ce ne serait pas un hasard. En l’absence de réflexions de tiers, d’une voix représentant la raison de la civilisation de référence, il doit bien s’agir de choses évidentes, de conditions et situations qui relèvent de l’état naturel du monde. Qui peut être choquant, mais ne nous concerne pas directement. Et qui dit « état naturel » dit « ne changez rien ». Que les exotiques/sauvages/ratés/autres du monde entier règlent leurs problèmes entre eux ! Le reste du temps, les gens de bien restent entre eux aussi.

La critique, abondante, parfois furieuse et bien-pensante à l’égard de la télé-réalité, porte dans le cas de cette émission (et des formats proches, car profusion il y a) surtout sur les aspects psychologiques et pédagogiques, et naturellement sur le phénomène culturel de toute monstration médiatique. On y retrouve fréquemment l’idée de devoir mettre les individus à l’abri de telles situations extrêmes (souvent comprises comme la réelle rencontre de l’étranger et le réel conflit familial), imposées par la méchante télévision privée. Il s’agit notamment de projets de protection des mineurs et des gens inconscients (traduisons : moins cultivés et rodés dans l’approche du message médiatique que la personne voulant protéger autrui des effets psychologiques néfastes, et donc inférieurs) du danger que présenterait la télé-réalité. Ce qui se fait rare, ce sont les critiques plus fondamentales concernant le mode du jeu à mon sens très conscient et très idéologique avec les authenticités suggérées par ce (genre de) format, la majorité des voix critiques rejoignant en cela le niveau strictement personnel des dégâts, de la distanciation (sous sa forme propre à nous, lecteurs, personnes issues de la civilisation) et se gardant bien de s’interroger sur la validité et le but des propos sous-tendus. Rares sont également, répétons-le, les apparitions de pauvres, d’étrangers et de personnes en difficulté sociale à la télévision, même publique, qui ne les montrent pas sans autonomie et « incapables » au sens moral du mot. Il règne une quasi-absence de questionnement sur le « pourquoi » des lieux et des personnages. Ou sur l’hypothèse de base : c’est par la discipline, le respect, la famille, la religion, l’endurcissement et le travail que l’on peut commencer à espérer faire partie du monde légitime. Seuls les ringards socialement décalés peuvent encore prétendre que c’est par l’autonomisation, la critique, le choix des relations, le dialogue et l’exploration des talents de chacun que l’on pourrait parvenir à devenir une personne. Ces émissions, comme les expositions d’humains il y a un siècle, participent à consolider des structures de société, à justifier le mépris envers les uns, à valoriser les autres sous de faux prétextes.

« rien n’est plus magnifique que l’entraide fraternelle des hommes unis dans un même désir, une même ambition de progrès humain. » 23

C’est qu’il est douteux, le progrès humain, puisqu’il dépend trop de celui qui définit les règles du dispositif. Dans les hétérotopies évoquées ici, plusieurs lieux référents convergent et s’entremêlent, pour produire des lieux hybrides dont les récits couvrent le réel malaise qu’ils provoquent 24. Exposer et régner, regarder et consommer, mettre en scène et infuser de l’idéologie, (se) montrer et (se) rendre incapable, s’agit-il là d’inévitables mécanismes ?

La faille réside-t-elle dans la transposition et la fictionnalisation parallèle du lieu ? Dans le détachement d’un contexte local précis ? Dans le manque d’information valable ? Dans le divertissement spectaculaire du cirque social ? Si la perception du global a toujours quelque chose de facilement compréhensible, le vécu immédiat est-il toujours perçu avec la complexité requise ? Une envie de narration simple, qui réduit le chaos des lieux que nous percevons d’habitude ? Qui les soumet au cadre d’une idéologie que nous acceptons au prix de modèles d’explication qui convoquent les discours du colonialisme et de l’exclusion sociale ?

On voit œuvrer dans les deux cas, me semble-t-il, une idéologie du comportement et du regard pour le moins conservatrice, ne reconnaissant ni aux uns ni aux autres la capacité d’affronter une réalité complexe, que l’on substitue par une interprétation tendancieuse. Les lieux sont sous occupation, la libre circulation y est proscrite, l’identité façonnée d’avance et teintée de déguisements et d’exotisme. Malgré une répétition dont on sature vite, il ne s’opère pas de mise en rapport critique avec une configuration sociale et politique. Qui plus est, elle est intentionnellement évitée et déviée, au profit de la propagation réactionnaire d’un jugement de supériorité du colonisateur sur le colonisé, et du téléspectateur sur la personne en échec social (et à la merci d’une éventuelle transformation télévisuelle) – et ainsi de suite.

Quelques manifestations, un peu moins bien en vue mais tout de même publiques, nous mettent malgré tout sur la piste de l’espoir. Je pense, pour citer des exemples récents, à la performance The Artist is Present de l’artiste Marina Abramović au MOMA à New York en 2012, ou elle s’exposa pendant presque trois mois d’affilée, de son plein gré. La rencontre avec chaque visiteur et chaque visiteuse, qui pouvait choisir le temps passé à regarder l’artiste dans les yeux, se déroulait en silence tout en étant publique, et générait des réactions intenses. Ou encore à l’action du collectif viennois God’s Entertainment, avec son installation performative Human Zoo, l’été 2013 au Kampnagel à Hambourg (justement la ville de Carl Hagenbeck, protagoniste des expositions « anthropologico-zoologiques »), mettant en exposition des marginaux de notre société 25. Des catégories de personnes considérées aussi indésirables que les pigeons dans de nombreux lieux publics, comme des punks, des SDF, des repris de justice, des demandeurs d’asile, des drogués… s’y trouvaient donc exposées en cage. Labellisées, on pouvait acheter leur effigie sur une carte postale ou leur amener par exemple un paquet de mégots. Ou encore, également l’année dernière, Exhibit B, spectacle de Brett Bailey, qui revisitait le temps du colonialisme et ses expositions humaines, en installant un regard silencieux entre les spectateurs et des acteurs sud-africains contemporains, tout en faisant le lien avec des situations d’aujourd’hui.

J’ai envie de voir des lieux qui rendent les acteurs « capables ». Des espaces déterminés par des situations qui habilitent et responsabilisent l’ensemble, producteurs, participants, spectateurs. Dans lesquels chacun se saisit de sa part de responsabilité, devient gérant autonome de son rôle, se libère de la part de discours prévue à son égard si celle-ci ne lui correspond pas. Des « cadres particuliers généralement bien en vue » qui rendent aptes à l’échange entre adultes autonomes et consentants. Des vues d’ensemble qui affichent de façon transparente de quoi il retourne, qui mettent à disposition informations et critiques, perspectives et alternatives. Peut-être des lieux épargnés du profit.

 

Kristina Lowis

 

1. La notion d’exotisme est employée ici en référence à la définition d’Utz Anhalt : elle renvoie à une certaine mise en scène de l’autre (humain ou animal) dans le contexte du zoo et à des choix esthétiques, des partis pris infantilisants qui réduisent l’autre à n’être qu’une surface de projection, sous couvert de divertissement. [Sauf exception, les auteurs et ouvrages cités en notes renvoient aux propositions de lecture données à la fin du texte.] 

2. Carl Hagenbeck. 

3. Dont le plus complet Zoos humains. 

4. Exhibitions – L’invention du sauvage, Paris ; Autres – Être sauvage de Rousseau à nos jours, Annecy ; From Samoa with Love? Samoa-Völker-schauen im Deutschen Kaiserreich – Eine Spurensuche, Munich. 

5. Robert J. Gordon, « “Captured on Film” – Bushmen and the Claptrap of Performative Primitives », in Images & Empires, p. 216-232. 

6. Anne Dreesbach, « Kolonialausstellungen, Völkerschauen und die Zurschaustellung des „Fremden“ », in Europäische Geschichte Online, Leibniz-Institut für Europäische Geschichte, 2012, http://www.ieg-ego.eu/dreesbacha-2012-de. 

7. Georges Gallienne. 

8. Zoos humains, p. 15. 

9. Alain Laubreaux, « Une heure chez les mangeurs d’hommes », Candide, 14 mai 1931, cité par Joël Dauphiné, p. 150-154. 

10. Il est par ailleurs intéressant de noter qu’à partir de 1900, une loi interdisait à l’empire allemand de ramener des spécimens de ses propres colonies à des fins d’exposition, parce que cela pouvait avoir un effet nuisible sur les rapports entre colonisateur et colonisé (et que par ailleurs ces expositions ne servaient pas à l’instruction du public mais aux gains financiers des organisateurs). L’exposition From Samoa with Love?, actuellement présentée au musée ethnographique de Munich, explore dans ce sens ces relations entre l’empire et les Samoa, et souligne les intérêts mutuels de ces spectacles. 

11. Louis Aragon, « Mars à Vincennes », in Persécuté persécuteur, Éditions surréalistes, 1931, cité par Sophie Leclerq. 

12. Vincent Goulet, p. 16. 

13. Des études, notamment sur des adolescents, montrent qu’une bonne partie de la population ne fait pas la distinction entre la réalité et les pseudo-documentaires télévisés. À tel point qu’un programme d’information a été lancé par les institutions publiques allemandes. De nombreuses recherches en psychologie des médias peignent une image peu rassurante de l’utilisation d’émissions jouant délibérément sur leur teneur en faits réels. 

14. Émission de M6 du mercredi 10 mars 2010 à 22h, devant plus de trois millions de spectateurs (presque un spectateur sur cinq regardait donc cette émission). Elle fut rediffusée le 16 octobre 2010 à 10h45. 

15. Confrontation finale qui déclenche la résolution dans un drame. 

16. Sonja Kretzschmar, p. 338. 

17. Pour ne citer que quelques noms des personnages principaux et des destinations de la cinquième saison, diffusée en 2013 sur la chaîne Sat1. La sixième saison, diffusée à partir de mars 2014, promettait des périples en Bulgarie, en Lettonie et au Kirghizstan. 

18. Traduction personnelle du texte de présentation donné sur http://www.sat1.de/tv/die-strengsten-eltern-der-welt/die-sendung

19. Émission du 11 octobre 2011, 20h15, sur la chaîne Kabel Eins. 

20. Notons la différence des adaptations nationales. Dans les versions anglophones, adolescents (« hedonists ») et famille d’accueil parlent la même langue, cette famille n’est pas présentée comme « primitive » mais un modèle de réussite des classes moyennes en raison de leur respect des modes de fonctionnement traditionnels, le séjour dure deux semaines, le style est moins trash et une visite après l’expérience fait partie du programme. 

21. Comme le montre le travail de Helen Wood et Beverley Skeggs, par exemple dans « Reacting to Reality TV: The affective economy of an extended social/public realm », in The Politics of Reality Television: Global Perspectives, p. 93-106. 

22. Gareth Palmer, « The New You. Class and transformation in lifestyle television », in Understanding Reality Television, p. 173-188. 

23. Georges Gallienne (1871-1953), pasteur et l’un des fondateurs des scouts en France, engagé dans l’éducation populaire, dans un discours lors de l’Exposition coloniale de 1931 à propos de la lutte contre l’alcoolisme aux colonies. 

24. D’autres ont pensé avant moi à un lien entre les « zoos humains » et la télé-réalité, notamment Pascal Blanchard dans le dernier chapitre de Zoos humains, p. 417-427. Pour une approche philosophique, voir Olivier Razac. 

25. http://www.gods-entertainment.org/index.php/projects/human-zoo. 

 

Propositions de lecture

ANHALT Utz, Tiere und Menschen als Spektakel – Exotisierende Sichtweisen auf das „Andere“ in der Gründungs- und Entwicklungsphase der Zoos, thèse, Leibniz Universität Hannover, 2007.

Autres – Être sauvage de Rousseau à nos jours, sous la direction de Stéphane Sauzedde, catalogue d’exposition, Musée-Château d’Annecy, ESAAA, 2012.

BRÄNDLE Rea, Wildfremd, hautnah – Züricher Völker-schauen und ihre Schauplätze 1835-1964, Rotpunktverlag, 2013.

DAUPHINÉ Joël, Canaques de la Nouvelle-Calédonie à Paris en 1931 – De la case au zoo, L’Harmattan, 1998.

DREESBACH Anne, Gezähmte Wilde – Die Zurschau-stellung „exotischer“ Menschen in Deutschland 1870-1940, Campus Verlag, 2005.

Exhibitions – L’invention du sauvage, sous la direction de Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et Nanette Jacomijn Snoep, catalogue d’exposition, musée du quai Branly, Actes Sud, 2011.

From Samoa with Love? Samoa-Völkerschauen im deutschen Kaiserreich – Eine Spurensuche, sous la direction de Hilke Thode-Arora, catalogue d’exposition, Staatliches Museum für Völkerkunde München, Hirmer, 2014.

GALLIENNE Georges, L’Alcoolisme aux colonies – Causerie donnée à la Cité des informations à l’Exposition coloniale, Agence de la Croix-bleue, 1931.

GOULET Vincent, Médias et classes populaires – Les usages ordinaires des informations, INA Éditions, 2010.

HAGENBECK Carl, Von Tieren und Menschen – Erlebnisse und Erfahrungen, Vita Deutsches Verlagshaus, 1908.

Images & Empires – Visuality in Colonial and Postcolonial Africa, sous la direction de Paul S. Landau et Deborah D. Kaspin, University of California Press, 2002.

KRETZSCHMAR Sonja, Fremde Kulturen im Europäischen Fernsehen – Zur Thematik der fremden Kulturen in den Fernsehprogrammen von Deutschland, Frankreich und Großbritannien, Westdeutscher Verlag, 2002.

LECLERCQ Sophie, La Rançon du colonialisme – Les surréalistes face aux mythes de la France coloniale (1919-1962), Les presses du réel, 2010.

RAZAC Olivier, L’Écran et le Zoo – Spectacle et domestication, des expositions coloniales à Loft Story, Denoël, 2002.

SCHWARZ Werner Michael, Anthropologische Spektakel – Zur Schaustellung „exotischer“ Menschen, Wien 1870-1910, Turia und Kant, 2001.

The Politics of Reality Television – Global Perspectives, sous la direction de Marwan M. Kraidy et Katherine Sender, Routledge, 2011.

Understanding Reality Television, sous la direction de Su Holmes et Deborah Jermyn, Routledge, 2004.

ZICKGRAF Peer, Völkerschau und Totentanz – Deutsches (Körper-)Weltentheater zwischen 1905 und heute, Jonas Verlag, 2012.

Zoos humains – Au temps des exhibitions humaines, sous la direction de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire, La Découverte, 2002.