L’art de penser dans la tête des autres + Nützliches

Fredric Jameson est né en 1934 à Cleveland aux États-Unis, il enseigne actuellement à l’université Duke en Caroline du Nord, comme théoricien de la littérature et de la culture contemporaine. Son œuvre, encore peu connue en France, se situe à un point de panorama intellectuel qui donne à ses textes une puissance d’interprétation rare aujourd’hui. Disons notre enthousiasme à contribuer à ce que cette pensée soit lue.
brecht and method (Verso, 1998) est encore inédit en français. Florent Lahache est philosophe, il a écrit une thèse sur la poésie de Bertolt Brecht et avait lu Jameson pour son propre compte. Il entame ici la traduction de ce texte, à suivre dans les numéros à venir.

 

 

L’ART DE PENSER DANS LA TÊTE DES AUTRES

 

PRÉSENTATION DU TRADUCTEUR

 

Brecht disait de Hegel que le meilleur de sa pensée se trouvait dans les morceaux choisis (« Chez lui, il faut s’en tenir aux extraits, c’est comme quand on mange des écrevisses »). On pourrait dire exactement l’inverse de la pensée de Fredric Jameson : chez lui, le meilleur se trouve dans le tout plutôt que dans les fragments. Raison pour laquelle donner à lire des extraits de brecht and method (1998) s’avère aussi nécessaire que malaisé : nécessaire, tant ce livre marque un jalon essentiel dans la relecture de Brecht, longtemps après que les essais de Walter Benjamin puis ceux de Roland Barthes ont produit leurs effets. Malaisé cependant, tant sa pensée se construit sur la durée de raisonnements dialectiques filés sur plusieurs chapitres, et non sur la concision de formules synthétiques que l’on pourrait ramasser dans quelques pages habilement réunies. L’écriture de Jameson procède par déblayages successifs, comme un écran radar balayant de larges zones pour dresser la carte des positions, des interprétations et des problèmes jusqu’à les reconstruire dans de nouvelles unités, au bout d’un processus de stratification qu’il faut soi-même parcourir.

Si nous donnons à lire cette traduction du premier chapitre de l’ouvrage, c’est que celui-ci permet cependant de saisir, par sa porte d’entrée, la nature d’un projet que Jameson place d’emblée sous le signe d’une humeur politique : l’insistance sur le plaisir des bricolages brechtiens et sur une métaphysique du devenir s’oppose ici non seulement à l’esprit de sérieux d’un traitement antiquaire, mais aussi à l’enrôlement dans un projet post-politique d’un Brecht qu’il faudrait « adapter » au présent, afin d’effacer la trop grande distance qui nous sépare de lui. Pour Jameson, c’est au contraire de cette hétérogénéité même, de cette radicalité qui semble d’un autre âge, qu’il faut repartir : l’« utilité » de Brecht dépend en effet tout entière de sa fonction intempestive, perturbatrice. Encore faut-il savoir cependant comment s’y prendre pour la rendre active.

Le parti pris de Jameson consiste à renoncer d’emblée à une tentation : celle de reconstituer une « doctrine » brechtienne sous la forme d’un système, à partir de matériaux théoriques éparpillés dans les récits, les aphorismes ou les notes de travail. Il ne s’agit pas de traiter Brecht comme un philosophe qui s’ignore, ni surtout de résorber ce que sa pensée contient d’instable et d’accidenté, à l’image de la période qu’il traverse. Ce qu’il s’agit de faire valoir, en-deçà ou au-delà d’un tel système, ce sont plutôt les éléments d’une « méthode », une méthode en acte indissociablement narrative, stylistique et théorique, qui s’exprime à la fois dans ses inventions formelles, sa logique casuistique, son cynisme ou ses stratégies de mise en scène. Cette méthode (la « Grande Méthode »), c’est bien sûr la dialectique elle-même ; mais une dialectique devenue tempérament, une disposition littéraire et politique, qui se juge moins à ses principes qu’à ses effets : faire apparaître le vivant dans ce qui semble éteint, le changement dans ce qui semble immobile, l’historicité des choses à l’intérieur même du présent.

C’est précisément à ce titre que la méthode brechtienne intéresse Jameson. Depuis Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (1991), sa question est en effet de savoir comment faire sauter le verrou d’immobilisme qui paralyse l’époque, comment des forces hétérogènes peuvent faire irruption dans le présent, comment interrompre l’illusion de nécessité historique qui prend pour nom « postmodernité ». Il s’agit en somme, contre la torpeur de « la fin de l’histoire », d’étrangiser le présent. Parce que Brecht mobilise constamment des imaginaires historiques contradictoires (de la modernité urbaine à la Chine ancienne, des proverbes paysans à l’avant-garde révolutionnaire), il permet de rendre problématique ces enchaînements temporels de l’histoire par où linéarité vaut nature et domination nécessité. L’« utilité » de Brecht, c’est donc ce qui, dans sa méthode même, permet de défaire l’illusion d’unité de l’époque.

Publié presque dix ans après la chute du mur de Berlin, le livre de Jameson est donc aussi un livre de conjoncture. Il inaugure une période dans laquelle Brecht redevient virtuellement d’actualité : comme si, débarrassé de l’ombre funeste que projetait encore sur lui la RDA, mais aussi du rôle d’incontournable maître à penser qu’on lui a fait jouer dans les années 1960 et 1970, il redevenait lisible, à la manière d’un auteur mineur que l’on découvre avec étonnement : ses foisonnantes productions secondaires (romans, poésie, aphorismes, journaux) réémergent comme des sous-continents oubliés, dont la valeur n’est pas moins stimulante que ses pièces de théâtre. Et ce n’est en effet pas la moindre originalité du livre de Jameson que de traiter l’ensemble de ces productions littéraires à égalité, d’offrir une lecture pour ainsi dire en rase-mottes du corpus brechtien sans accorder de privilège de principe au théâtre, pour considérer cette œuvre comme un désordre générique qu’il ne s’agit pas de résorber, mais au contraire de faire travailler.

 

Florent Lahache

 

NÜTZLICHES 1

 

CHAPITRE 1 DE BRECHT AND METHOD

 

Brecht aurait été ravi, j’aime du moins le penser, que l’on plaide en faveur non de sa grandeur ou de sa canonicité, ni même d’une quelconque valeur nouvelle et insoupçonnée de sa postérité (sans parler de sa « postmodernité »), mais bien plutôt de son utilité – et ce non seulement eu égard à un futur hypothétique ou simplement possible, mais dès à présent, dans une situation d’après-guerre froide dominée par la rhétorique du marché, plus anti-communiste encore qu’au bon vieux temps. Ruse brechtienne s’il en est : c’est ainsi, par exemple, qu’au lieu de dénoncer un « culte de la personnalité » qui ne pouvait que lui inspirer la nausée, il proposait de célébrer l’« utilité » essentielle de Staline (chose que non seulement Trotsky et Mao Zedong, mais probablement même Roosevelt, auraient été disposés à admettre). Et en effet, c’est justement en tant qu’auteur de telles propositions qu’il souhaitait lui-même demeurer dans nos mémoires :

Er hat Vorschläge gemacht. Wir
Haben sie angenommen. (XIV, 191-2) 2

Il a fait des suggestions. Nous
Les avons acceptées. 3

Il est cependant caractéristique de la dialectique brechtienne que de telles suggestions ne restent jamais totalement dépourvues d’ambiguïté. C’est ainsi, par exemple, que ce même argument, déployé par l’architecte « moderniste » de Me-ti. Livre des retournements pour défendre une esthétique corbuséenne du beau et de l’utile, suscite le mépris et la désapprobation de ses ouvriers :

Gerade so gut könntest du einem Kuli, der beim Kahn-schleppen mit Lederpeitschen gepeitscht wird, Stühle anbieten, deren Sitze aus Lederriemen geflochten sind. Vielleicht ist wirklich schön, was nützlich ist. Aber dann sind unsere Maschinen nicht schön, denn sie sind für uns nicht nützlich. Aber, rief Len-ti schmerzvoll, sie könnten doch nützlich sein. Ja, sagten die Arbeiter, deine Wohnungen könnten auch schön sein, aber sie sind es nicht. (XVIII, 148)

– Tu pourrais tout aussi bien offrir des chaises en cuir à un coolie habitué à être frappé à coups de fouet du même cuir lorsqu’il hale un bateau. Peut-être ce qui est utile est-il réellement beau. Mais alors nos machines ne sont pas belles, car elles ne nous sont pas utiles, à nous. – Mais, s’écria Len-ti avec chagrin, elles pourraient pourtant être utiles. – Oui, dirent les ouvriers, tes logements pourraient aussi être beaux, cependant ils ne le sont pas. 4

« Utile » dans ce contexte ne signifie pas seulement « didactique », bien que, comme je l’ai suggéré ailleurs, certains signes témoignent du fait que le « temps présent », avec son goût retrouvé pour les esthétiques impures en tous genres, est aussi mieux disposé que les modernités puristes et radicales d’antan à l’égard des éléments et des attitudes didactiques. Pourtant si « utile » signifie « didactique », il convient de préciser que Brecht n’a jamais eu à proprement parler de doctrine à enseigner, pas même un « marxisme » sous la forme d’un système (« l’ABC de… », pour rappeler une manière de procéder autrefois en vogue) : nous voudrions plutôt démontrer dans ce qui suit que ses « propositions » et ses leçons – les fables et les proverbes qu’il se plaisait à dispenser – relevaient davantage d’une méthode qu’elles ne formaient un recueil de constats, de pensées, de convictions, de principes premiers, etc. Mais cette « méthode » est elle-même rusée, et elle élude avec un égal succès toutes les objections convaincantes que la philosophie moderne a formulées (à la manière de Gadamer dans Vérité et Méthode) contre les réifications du méthodologique comme tel. Néanmoins, dans la mesure où nous essaierons d’élucider ces paradoxes plus loin, sans doute devons-nous dans ce moment introductif revenir à la question de l’utilité brechtienne qui, bien qu’elle implique assurément un enseignement, contient quelque chose de plus fondamental qu’une simple affaire de didactisme (qu’il s’agisse d’art ou d’autre chose).

Il faut d’abord se rappeler que, pour Brecht, la science – et en Allemagne, Wissenschaft (la connaissance) est en outre moins restrictif que le terme spécialisé de « science » en français et en anglais –, la science et la connaissance ne constituent pas des tâches austères et fastidieuses mais sont d’abord et avant tout sources de plaisir : même les dimensions épistémologiques et théoriques de la « science » doivent être pensées du point de vue de la Mécanique populaire 5 et du plaisir manuel que l’on prend à mélanger des ingrédients, à apprendre à manipuler des outils nouveaux et insolites. Il se peut qu’à notre époque seuls les non-scientifiques pensent la science de façon réifiée : en effet, les études scientifiques actuelles semblent être revenues à une vision de l’histoire des « idées » scientifiques qui s’approche davantage de l’histoire des institutions et des installations de laboratoire, des opérations matérielles et des relations sociales qu’elles présupposent, de la retranscription des modifications physiques et des acrobaties avec leur système de notation visant à savoir si de nouvelles inventions pourraient ainsi en découler. Il est vrai qu’une grande partie de la philosophie moderne (ou post-kantienne) s’est battue d’une façon ou d’une autre pour désépistémologiser le concept de science-connaissance, pour en ébranler la représentation statique et pour le mettre en mouvement ou le retraduire dans le domaine pratique d’où il provient.

Brecht nous offre un monde dans lequel cette pratique est divertissante et inclut sa propre pédagogie tel un membre subsumant sa propre classe – l’enseignement de la pratique étant aussi une pratique de plein droit, il « participe » de ce fait du plaisir même qu’il réserve à ses étudiants praticiens. Dans ces conditions, au moins deux termes de la fameuse triade de Cicéron (émouvoir, instruire, plaire) se replient insensiblement l’un sur l’autre : « instruire » retrouve sa parenté avec l’injonction de « plaire », de sorte que le didactique reconquiert peu à peu la respectabilité sociale qu’on lui reconnaissait autrefois et qui attribuait à l’art (certes de façon secondaire et marginale) la fonction sociale d’embellir la vie. (Quant au troisième terme de la triade, il est notoire que Brecht le problématise : « émouvoir » – susciter une émotion, contrôler, infliger, exprimer, infléchir ou purger des sentiments puissants – est l’objet d’une série de formulations critiques et de caractérisations qui ont causé autant de problèmes aux brechtiens qu’aux anti-brechtiens ; nous les traiterons à notre manière dans les pages qui suivront).

Cependant, cette version « mécanique populaire » de la science et de la connaissance est nécessairement une version moderne chez Brecht – et ceci malgré l’inspiration paysanne et immémoriale qui soutient son langage et tant de ses œuvres ; mais aussi en dépit de la « postmodernité » au sein de laquelle nous voudrions le réinscrire afin de redécouvrir son message. La question de savoir si nous avons affaire ici à la modernité, au modernisme ou à la modernisation doit être laissée de côté ; pour le moment, la qualification de moderne est déterminante à nos yeux parce que le tabou du didactique dans l’art (que nous les modernes, les modernes « occidentaux », prenons pour acquis) est en fait une caractéristique de notre propre modernité. Aucune des grandes civilisations précapitalistes classiques n’a jamais douté que son art renfermait une vocation didactique fondamentale ; et comme nous le verrons, la fonction de ce que l’on peut appeler la dimension chinoise de Brecht est précisément de réhabiliter cette vocation. Mais si ce didactisme contient une vérité que nous devons retrouver dans les modes de production précapitalistes – comme dirait Benjamin, une « explosion du continuum de l’histoire », qui peut désormais nous reconnecter à la Chine ancienne –, nous devons écarter avec vigilance toutes les approches antiquaires qui menacent constamment d’en infléchir l’esprit. C’est sans doute la tâche du « modernisme » de Brecht dans son sens le plus étroit, technologique ou industriel : à savoir, les joies de l’aviation et de la radio, le monde des « ouvriers » rejoignant celui des « paysans » dans une alliance esthétique toute gramscienne.

Ainsi, dès lors que la connaissance et l’art réinvestissent le domaine de l’utile, l’activité elle-même constitue aussi une de leurs caractéristiques : le « moyen » inhérent pour transformer progressivement l’utilité en finalité en soi. Non pas une finalité vide et formaliste, ni une finalité-prétexte – un de ces objectifs interchangeables que l’on se donne dans le seul but de rester occupé – mais bien plutôt un assemblage substantiel et hegelien de moyens et de fins fonctionnant de telle manière que l’activité devient une chose valant pour elle-même, qu’immanence et transcendance deviennent impossibles à distinguer (ou, si l’on préfère, que leur opposition est transcendée) ; soit, en d’autres termes, que « la chose elle-même » apparaisse. Die Sache selbst 6 : tel est le lointain souvenir, le mot-sur-le-bout-de-la-langue que Brecht nous rappelle et propose de nous aider à reconstruire, sinon même à re-créer ; la « construction du socialisme » n’est qu’un des noms de ce processus utopique concret que, dans ce qui suit, nous essaierons de dégager – comme la fondation d’une ancienne cité : des lanières de cuir s’étalent ici et là 7, des foules piétinent le site encore vide qui, d’espace, a été transformé en place (encore virtuelle), sur laquelle commencent les querelles sans fin sur les droits et les rituels à accomplir.

Mais il importe de se rappeler que si la doctrine brechtienne de l’activité fut un jour stimulante parce que l’activité et la praxis étaient très précisément à l’ordre du jour, elle est à présent d’autant plus capitale et d’actualité que ces thèmes ont précisément disparu de l’agenda, que beaucoup de gens paraissent immobilisés dans des institutions et dans une vie professionnelle qui semblent ne rendre possible aucun changement révolutionnaire, pas même sur le mode de l’évolution ou de la réforme. La stagnation aujourd’hui, partout présente à travers le monde sous la double condition du marché et de la mondialisation, de la marchandisation et de la spéculation financière, ne prend pas même le sinistre sens religieux d’une Nature implacable ; elle semble plutôt ne laisser aucune véritable place à l’action humaine et avoir rendu celle-ci obsolète.

C’est pourquoi une conception brechtienne de l’activité doit aujourd’hui aller de pair avec un renouveau de l’ancienne signification précapitaliste du temps lui-même, du changement ou du flux des choses : car c’est le mouvement de ce grand fleuve du temps – soit le Tao – qui nous ramènera progressivement en aval vers le moment de la praxis. Nous avons dû l’occulter et le refouler parce que nous en sommes venus à penser le capitalisme comme étant naturel et éternel et, en outre, afin de mieux dissimuler cet événement existentiel et générationnel qui lui est lié, à savoir notre propre mort. Brecht nous enjoint à embrasser la douleur de ce Devenir, de cette disparition, afin de conquérir des perspectives humaines plus heureuses. C’est sans doute une proposition métaphysique dans le sens le plus noble du terme : et nous pouvons pour en témoigner convoquer, au choix, Héraclite dans une tradition, ou bien Mao Zedong dans une autre :

Une chose en détruit une autre, les choses émergent, se développent et sont détruites, c’est comme ça partout. Les choses qui ne sont pas détruites par d’autres choses se détruisent elles-mêmes. Pourquoi les gens meurent-ils ? L’aristocratie meurt-elle aussi ? C’est une loi naturelle. Les forêts vivent plus longtemps que les hommes, et pourtant même elles ne durent que quelques milliers d’années. (…) Le socialisme aussi sera éliminé, ça n’irait pas s’il ne l’était pas, car alors il n’y aurait pas de communisme. (…) La vie de la dialectique est le mouvement continu vers les contraires. L’humanité aussi ira à sa fin. (…) Nous devrions faire sans cesse progresser de nouvelles choses. Sinon que faisons-nous là ? Pourquoi voulons-nous des descendants ? Les choses nouvelles sont à découvrir dans la réalité, nous devons saisir la réalité 8.

Cependant, de telles perspectives métaphysiques ont souvent conduit à rejeter aux oubliettes l’écrivain qui les professe. L’auteur de tant de réécritures de textes anciens ne recommandait-il pas la pratique de la réécriture, laquelle doit finalement s’appliquer à ses propres pièces de théâtre (comme ce fut le cas pour le Berliner Ensemble, ce paradigme classique devenu progressivement, sous nos yeux, un laboratoire postmoderne sous l’influence de Heiner Müller) ? Ne devrions-nous pas en effet – comme les étudiants apprentis-activistes de La Chinoise de Godard – finalement et à contre-cœur, à regret mais sans fléchir et en connaissance de cause 9, barrer à la craie le dernier nom subsistant sur le tableau, celui de Brecht, qui seul survit à l’élimination progressive de ce qui s’appelait autrefois, de diverses manières, la tradition bourgeoise occidentale ? Ou – pour le dire autrement, et d’une manière qui menace notre projet de façon plus directe et définitive – n’y a-t-il pas quelque chose de profondément non brechtien dans la tentative de réinventer et de faire revivre un « Brecht pour notre époque », de dresser un inventaire de « ce qui est vivant et ce qui est mort chez Brecht », de définir un Brecht postmoderne ou un Brecht pour le futur, un Brecht post-socialiste ou même post-marxiste, le Brecht de la théorie queer ou de l’identité politique, le Brecht deleuzien ou derridien, ou peut-être le Brecht du marché et de la mondialisation, un Brecht américain de la culture de masse, un Brecht du capital financier : pourquoi pas ? Slogans infâmes, qui charrient en eux-mêmes une conception refoulée de la postérité, et fantasment inconsciemment le canon comme une forme d’immortalité personnelle, dont l’opposé n’est autre – tout naturellement – que l’extinction personnelle.

 

Fredric Jameson
traduit de l’anglais (États-Unis) par Florent Lahache

 

1. Note du traducteur : « l’utile », en allemand. 

2. Les références aux textes originaux de Brecht sont indiquées dans le texte par numéro de volume et numéro de page en suivant l’édition allemande, Große kommentierte Berliner und Frankfurter Ausgabe (Aufbau/Suhrkamp, 1989-98), dirigée par Werner Hecht, Jan Knopf, Werner Mittenzwei et Klaus-Detlef Müller. Dans le cas présent, l’allusion à Staline se trouve dans le volume XVIII, p. 66. 

3. Bertolt Brecht, « Moi, je n’ai nul besoin d’une pierre tombale », in Poèmes tome 7 (1948-1956), traduit par Bernard Lortholary, L’Arche, 1967, p. 117. 

4. NdT : Me-ti. Livre des retournements, L’Arche, 1978, p. 125. La traduction de Bernard Lortholary a été modifiée. 

5. NdT : célèbre aux Etats-Unis, Popular Mechanics est une revue illustrée mêlant vulgarisation scientifique et technologique et conseils de bricolage. Son équivalent français exista entre 1949 et 1960 sous le titre de Mécanique populaire

6. L’expression apparaît au chapitre 5, section C, de la Phänomenologie des Geistes, et est historiquement limitée à une étape transitoire entre la société traditionnelle et la société moderne, étape dans laquelle les activités produites par la division sociale du travail semblent encore être immédiatement chargées de sens et contenir leur propre « raison d’être » à l’intérieur d’elles-mêmes, de façon immanente. 

7. NdT : Jameson fait ici référence à la fondation de Carthage telle qu’elle est racontée par Virgile dans le Livre I de l’Énéide : alors qu’on offrait aux Phéniciens un territoire aussi grand que ce qu’une peau de bœuf pourrait recouvrir, Didon rusa en découpant la peau en fines lanières qui, mises bout à bout, élargissaient le territoire jusqu’à la taille d’une cité. 

8. Mao – De la pratique et de la contradiction, textes présentés par Slavoj Žižek, La fabrique, 2008, p. 278-282. 

9. NdT : l’expression est en français dans le texte.