Street life + Une ville à la mer

« Il paraît urgent de prêter l’oreille moins à ceux qui croient avoir trouvé l’arcane lui-même [le secret de l’ère nouvelle], qu’à ceux qui expriment de la façon la plus sobre, la plus impassible et la moins importune le tourment et la misère, ne serait-ce que parce qu’une revue n’est pas le lieu où s’expriment les plus grands. » C’est ce qu’écrivait Walter Benjamin en 1922 dans l’annonce de son projet de revue, Angelus Novus. « Grand » ici n’est bien entendu pas un ordre de valeur auquel se fier, c’est l’ordre social. Il y a dans le rapport de Joseph Mitchell à l’écriture et à la vie quelque chose qui relève du petit, d’un point de souveraineté hors royaume, dont l’écriture est le lieu. Il faudrait inventer cette catégorie d’art poétique : le texte qui suit est un art-du-lieu, une sorte de blason de la ville.
François Tizon écrit et fait du théâtre. Ce texte lu dans le New Yorker à l’anniversaire de la mort de Mitchell est à l’origine d’un projet qui tourne autour du théâtre, mais qui en passe d’abord par la traduction.

 

 

SREET LIFE

Nous n’avons pas l’autorisation de reproduire ce texte dans sa version numérique.
Vous pouvez le retrouver dans la version papier de Revue Incise 1. (quelques exemplaires sont encore disponibles au Théâtre de Gennevilliers et dans certaines des librairies référencées sur le site) ainsi que dans l’ouvrage Street Life, paru aux éditions Trente-trois morceaux, à partir des textes de Joseph Mitchell traduits par François Tizon et édités dans Revue Incise 1 et 2.

 

UNE VILLE À LA MER

Dans le premier paragraphe de Street Life je vois dessinée une carte de la ville. Je crois qu’elle est là, latente. De haut en bas le texte la dévale du nord au sud. Du Bronx jusqu’au bout de la presqu’île, il embrasse des perspectives à l’ouest et à l’est, franchit les ponts pour descendre par Brooklyn, par Queens, et aboutit tout au fond de Staten Island. La carte est là, en filigrane, à même le texte, elle est le parfait sous-texte. Et peut-être est-ce suffisant. La géographie est faite. Le texte va frayer dans New York, si précisément New York, si indémêlablement familière et mythique qu’elle a en quelque sorte déjà rejoint Troie ou Babel ou Rome ou Athènes, et tout au long de cette tension idéale, fait place à la ville en général, en soi ou n’importe laquelle.

Je ne souhaite pas connaître Joseph Mitchell mieux que ça mais j’ai besoin de son histoire. On peut la lire dans l’hommage que le New Yorker lui a rendu à sa mort, en 1996. « If his name is not as widely known as it might have been, that is mostly because for the last three decades of his life, he wrote nary a word that anybody got to see. For years, he would show up at his tiny office at The New Yorker every day and assure his colleagues that he was working on something, but that it was not quite ready. “He told his pals he was writing about his roots in North Carolina (…) Then it became a book about his living in New York.” Whatever it was, nothing of any substance emerged from his typewriter after 1965 and his friends came to think of it as an exceptionally bad case of writer’s block. » 1 Street Life est le premier chapitre d’un projet de mémoires débuté à la fin des années 60 et au début des années 70 et qui, comme les autres écrits de Mitchell à partir de cette période, ne fut jamais achevé. À la fin du prologue Mitchell est frappé d’aphasie. Son texte sans qu’il l’ait su est ensemble un exorde et un testament. La ville est exaucée, consommée en quelques pages, et le texte ouvre sur un précipice. La mémoire n’est pas là. À sa place un profond silence.

Il s’est perdu. La perdition m’apparaît après coup comme le mouvement de Street Life. La pulsion qui prend Mitchell à l’improviste, le jette de bus en bus, entraîne son corps dans tous les coins de la ville, dans ses dessous et jusqu’à ses cimes, cette pulsion tourne à vide. Mitchell poursuit sa quête sous l’effet de sa propre inertie sans pouvoir la nommer. Il fuit, fidèle à son idée fixe, en avant, éperdument, jusqu’à l’évanouissement. Je ne sais pas non plus pourquoi la ville m’obsède, mais elle m’obsède avec intensité et depuis un bon moment à présent. Cette obsession est venue comme une nouvelle relance libidinale en relayer d’autres, le christ, la politique, la littérature. Je me suis retrouvé capté par l’urbain, par une sensation maximale de réalité. La ville est en vrai. Elle est là. Et rien ne dit qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent.

Une sorte d’érotomanie mène Mitchell à travers la ville, une pure jouissance imaginative. La densité d’indices enivre. L’ornementation est ridicule et sacrée. Les bâtiments auxquels il se trouve ramené sont impermanents, mutants, convertis. Le récit prend un tour pendant l’épisode où à Saint-Patrick, au seuil de la sacristie, il échange avec le prêtre dans la senteur du détergent. La fixation sur la messe est implacable. Elle le connecte à des ancêtres lointains et chimériques. Elle suscite des pensées profondes et une satisfaction inédite. C’est une révélation. Même si on y voit mal dans la nuit des temps.

« “I’m a ghost ; everything’s changed now”, Mr. Mitchell said when he was in his 80’s, adding that he had become used to being obscure. » 2 La mémoire n’est pas sise dans les lieux du passé. Y revenir, fouler les vieilles traces, c’est risquer de les effacer. Je regarde Joseph Mitchell avancer devant moi. Je fixe sa tête de dos. Je le tiens des yeux pour ne pas le perdre. La ville a déjà commencé à l’avaler. J’ignore comment il va s’atomiser, s’il va partir en fumée, en poussière ou en vapeur. S’il devient le fantôme dont il parle, alors je crois qu’il sera l’homme invisible que tout le monde voit.

 

François Tizon

 

1. « Si son nom n’est pas aussi largement connu qu’il aurait pu l’être, c’est principalement dû au fait que, durant les trois dernières décennies de son existence, il n’ait écrit aucun mot que quiconque ait pu voir. Il s’est rendu pendant des années à son minuscule bureau du New Yorker et a assuré à ses collègues qu’il travaillait sur quelque chose mais que ce n’était pas tout à fait prêt. ‹ Il disait à ses amis qu’il écrivait sur ses racines en Caroline du Nord (…) Puis c’était un livre sur sa vie à New York. › Quoi que cela ait pu être, rien de substantiel ne sortit de sa machine à écrire après 1965 et ses amis en vinrent à croire en un cas exceptionnellement sévère du syndrome de la page blanche. » 

2. « ‹ Je suis un fantôme, tout a changé maintenant ›, disait M. Mitchell, alors octogénaire, en ajoutant qu’il s’était habitué à être obscur. »