Revue Incise 5 : Paola

Paola

« Paola Martinengo», extrait des « entretiens Revelli », Revue Incise 5, p. 152.

 

J’avais un an et demi quand ma mère est morte. Mes frères étaient tous vaché [vachers], et quand j’ai eu dix ans, je suis partie comme bonne en Ligurie. (…) Un an après j’ai trouvé un poste de bonne à Cuneo, et puis je suis partie comme bonne à la campagne jusqu’à mes dix-sept ans, quand j’ai connu mon homme et je l’ai épousé. (…)

Ça s’est passé comme ça, un soir d’été je suis sortie avec une amie pour aller au cirque. Et il y avait un beau garçon qui y travaillait, qui faisait du trapèze, et moi je me suis prise à rêver… je suis tombée amoureuse. Il est venu me voir et m’a dit : « Mademoiselle, est-ce que vous permettez qu’on se rencontre ? J’ai besoin de vous parler. » « Oui, bien sûr. » « J’aurais des intentions sérieuses, je voudrais vous épouser, sinon je vais devoir payer le célibat. »[1] Je me souviendrai toujours de ce mot difficile, le célibat ! C’était un lundi soir. Le jeudi on était déjà a fé scrivi [à publier les bans] sans avoir demandé l’avis de personne. Moi j’étais mineure. Le prêtre n’a rien voulu savoir. Les miens étaient contre. Alors j’ai étudié la situation. On disait que celles qui étaient enceintes on les mariait, non ? « Je vais dire que je suis enceinte. » Je suis retournée voir le prêtre, mais il ne m’a pas crue : « Ah non non, tu es une vraie coquine, mais cette chose-là tu ne l’as pas faite. » Même le maréchal des gendarmes était contre. Il me disait : « On ne croit pas que tu es enceinte, et si tu t’enfuis de la maison on te cherchera jusqu’à ce qu’on te trouve, et on te mettra en prison. »

Alors je me suis adressée à une de mes voisines, pour qu’elle persuade mon père. Rien à faire. Ce jour-là, quand je suis rentrée à la maison, mon père a jeté le chaudron en fonte dans mon dos. Je me suis enfuie, je suis allée chez un oncle qui était de mon côté, lui s’était enfui en France quand il était jeune. Mon père ne voulait rien savoir de la signature. J’ai donc décidé de retourner faire la bonne. (…) Enfin, quelques mois plus tard, mon père a changé d’avis, je l’ai amené à la mairie et il l’a faite, c’te signature. Nous avons donc pu nous marier, un matin à sept heures. (…)

Ah, c’était un énorme scandale de se marier avec quelqu’un du cirque, de s’en aller en caravane. C’était une chose terrible. Les gens disaient de moi : « Ades a fa la síngria » [Maintenant elle fait la gitane]. Pour les gens ceux du cirque étaient des charlatans.

Mon mari avait une grande famille : en plus de mes beaux-parents il y avait les quatre sœurs et les deux frères de mon mari, tous des artistes. Ma belle-mère était une grande écuyère. Nous nous entendions très bien. (…)

J’ai commencé par faire des anneaux et du trapèze. Je chantais aussi les duos du cirque et lui il m’accompagnait en jouant de l’accordéon. Lui, mon mari, était un artiste du trapèze, un contorsionniste, et aussi un bon comique. Mon nom d’artiste était Marusca. (…)

Le soir de mes débuts j’étais à vingt kilomètres de mon village. En entrant pour faire mon numéro, j’ai vu dans la première rangée deux personnes de mon village : un marchand d’animaux et un ami à lui. J’ai fait demi-tour, je suis allée me cacher de honte. Ensuite je me suis habituée. Mais on tournait toujours un peu loin de mon village.

Pour ce qui est de manger, nous mangions peu ou rien. On faisait tourner le chapeau, il y avait deux rangs de bancs autour de la piste, avec des gens assis et debout. Hé on recueillait peu d’argent, à peine de quoi faire la soupe. Les marrons étaient comptés, ma belle-mère les distribuait, « dix à toi, dix à toi… », et une demi-miche de pain à chacun pour dîner. Le dimanche un kilo de viande pour dix : le bouillon à midi et la viande le soir. Si je regrettais ? Mah. Je l’avais lui !

Un beau jour j’ai pensé : « Mais quoi… Moi je travaille, ça c’est mon métier… Pourquoi est-ce que je devrais avoir honte ? » En vivant dans le milieu du cirque, j’avais compris que c’était des gens comme les autres, même, peut-être meilleurs que les autres, parce que c’était des gens qui s’aidaient les uns les autres, parce que c’était des gens généreux. Alors j’ai demandé à faire face aux gens de mon village, et nous sommes venus ici, annoncés par des affiches qui présentaient le spectacle : « Ce soir Marusca fait ses grands débuts au trapèze volant. » Il y avait un grand public, tous à la fenêtre et aux balcons. Les gens étaient aussi venus de la campagne pour me voir. Moi j’étais en costume, avec un collant en laine, j’étais rapide au trapèze et après le numéro je volais vers le sol depuis une hauteur de six mètres. J’étais très émue. C’était mon grand défi : je voulais faire comprendre aux gens de mon village que le travail que j’avais choisi était un travail digne. Je n’avais rien à faire du jugement de mes parents, je savais qu’à leurs yeux j’étais un déshonneur. Nous sommes restés trois soirs dans mon village. Et mes amies me disaient les larmes aux yeux : « Hier soir tu nous as fait beaucoup pleurer ». Et moi je leur disais : « C’est vous qui m’avez fait pleurer, en me donnant des sous. » On avait fait une grosse recette, dix lires. (…)

Et puis mon mari est mort. J’avais des enfants qui étaient petits. Tout le monde me disait : « Mets les enfants en pension, et va travailler à l’usine. » Non, je tournais dans les campagnes pour vendre les boutons, les élastiques, les tricots… Et en m’endettant, du cirque je suis passée aux cages volantes. Misère, et misère, et misère… (…)

Mah. Je referais la même vie avec toute la faim que j’ai eue, lorsque je vendais des lacets, parfois deux ou trois jours sans manger. J’aimais et j’aime la liberté. Bien sûr, la mienne a été un défi, une révolte contre le milieu fermé, bigot, égoïste, de mon village. Je n’aime pas les gens qui se portent trop bien, qui sont riches, qui ne pensent qu’à posséder, qui ne pensent qu’à leur propre bien-être. Je préfère être pauvre que riche.

Je dois dire que mes enfants étaient et sont fiers de mon métier. Moi aussi j’en suis fière, et si je pouvais redevenir jeune je mènerais la même vie, j’épouserais à nouveau mon mari, j’affronterais la faim comme avant. Maintenant j’ai ma roulotte sous la maison, dans la cour. Je l’ai achetée avant de partir à la retraite parce que j’avais une grande nostalgie de la caravane. De temps à autre je vais dans la roulotte, je me fais un café, je pense aux jours passés, aux beaux et aux mauvais, à la vie de sacrifice, sans argent…

Nous attendions de travailler le soir pour gagner quatre sous et manger le lendemain, mais… Maintenant je suis tranquille, mais ces murs de maison sont massifs, lourds… Quand je vois une caravane qui passe je courrais après elle, oh oui.

 

 

[1] Dans le cadre de la « battaglia delle nascite », la bataille pour les naissances, le gouvernement de Benito Mussolini institua un « impôt sur le célibat » en 1926 qui touchait les hommes de 35 à 50 ans. D’autres mesures étaient discutées qui allaient jusqu’à la taxation des couples ayant peu d’enfants, l’annulation des mariages sans enfants, l’exclusion des personnes peu fécondes de l’emploi public, etc. (note des traductrices).

 

 

 

Paola Martinengo veuve Ferri, née à Cuneo, hameau de Trucchi, en 1916, gymnaste.

Entretien réalisé le 10 novembre 1978.

Dans l’édition Einaudi : « La mia sfida », p. 61-63.

Équipe de la présente traduction : Stefania Ferrando, Diletta Mansella, Diane Scott.