On ne parle pas d’argent à table

Ce qui relève de la production du spectacle fait l’objet d’une double opération. La première est celle de la naturalisation : considérer l’économie comme le règne des vérités ultimes, sur le mode d’un « il faut ce qu’il faut », au-delà duquel on est tenu de ne rien interroger. La seconde est celle de la minoration, voire de l’occultation. Depuis le milieu des années 2000 de nombreuses plaquettes de saison des théâtres ont adopté une nouvelle présentation : les « mentions de production » sont reléguées en toute fin et en tout petit, alors qu’elles figuraient jadis à la page de chaque projet. Pourquoi encombrer les spectateurs avec ces détails qui ne concernent que certains professionnels ? Les spectacles flottent désormais dans les airs, soufflés par quelque zéphyr.
Réification dans les deux cas, dit la lecture marxiste de ces deux phénomènes apparemment contradictoires. Puisqu’il s’agit à chaque fois de ne pas y toucher, de se débarrasser du mode de production comme question.
Juliette Wagman, administratrice et directrice adjointe du Studio-Théâtre de Vitry, nous invite à commencer avec elle la lecture de quelques budgets de spectacles : un budget est un discours, lui-même déterminé idéologiquement, dont il importe de déplier les enjeux. Première partie d’une série à venir.

 

 

ON NE PARLE PAS D’ARGENT À TABLE

 

Il n’y a pas de budget type, les budgets sont façonnés par le but qu’on leur assigne, qu’on en soit le fabricant ou le commanditaire. Les formations à la gestion de la culture sont pléthore. On y apprend à établir des budgets, mais il n’existe aucune initiation à leur lecture. Souvent ces questions sont difficiles à aborder. Il y a là quelque chose d’un peu sale et de dérangeant à parler du contenu d’un budget. « Il n’y a pas que l’argent dans la vie », me rappelait-on récemment. Le budget est une chose qu’on balaie comme une affaire technique, la simple transcription d’une réalité qui serait ailleurs.

Pourtant, le petit bout de la lorgnette n’est pas toujours le mauvais. Prenant comme prétexte le recueil d’entretiens avec Olivier Mantei 1 Public/Privé (Archimbaud éditeur/Riveneuve, 2014), je propose de regarder le document administratif qu’est un budget comme un récit politique. Une lecture des grilles fournies en annexe de Public/Privé permettra, je l’espère, de nous réapproprier un peu de ce qui ne semble plus nous appartenir, les budgets, et d’éclairer la façon dont les auteurs envisagent ces questions.

1. description des budgets

Les données réparties au sein de « huit fiches descriptives » sont censées « illustrer » les questions évoquées dans le livre, et permettre « au lecteur de mieux comprendre les équilibres budgétaires à l’œuvre dans la production de spectacles vivants. » (introduction de l’annexe par les éditeurs). Une fiche par spectacle. Pour l’Opéra-Comique il s’agit « d’œuvres emblématiques montrant la diversité de la programmation »; pour le Théâtre des Bouffes du Nord, « de quatre spectacles de théâtre musical (…) ». Les informations sont présentées en trois parties. D’abord un générique tel qu’il est donné à lire dans les programmes distribués dans les salles de spectacle, à la fin de cette liste les noms des partenaires financiers du projet ou « mentions de production », puis des renseignements chiffrés sous forme de tableaux qui condensent des budgets dont les détails ne sont pas communiqués. Enfin, une partie intitulée « exploitation du spectacle » renseigne le nombre de participants au spectacle en représentation, le taux de remplissage de la salle, le nombre de dates en tournée et autres à-côtés de l’exploitation : s’il y a eu une captation, un DVD, etc. La durée des répétitions est mentionnée uniquement pour les spectacles des Bouffes du Nord, pas pour les opéras. Pourquoi ? Peut-être parce qu’elle est trop compliquée à présenter ? Les musiciens travaillent différemment des équipes de théâtre. Leurs plannings y sont plus sectionnés. On ne demande pas à un chanteur lyrique d’assister à l’ensemble des répétitions, ni à l’orchestre. En revanche au théâtre il n’est pas rare de demander à toute l’équipe d’être présente pendant tout ou majeure partie des répétitions. Quoi qu’il en soit, le temps de travail des équipes, même globalement, n’est pas indiqué. Il manque une donnée de lecture et de comparaison.

Le tableau présenté [ci-dessus] rassemble les données chiffrées qui nous sont proposées. Un premier survol des chiffres attire mon attention sur le montant total de chaque production. Nous avons affaire à des budgets parmi les plus importants de ceux qui se pratiquent en France dans le secteur du spectacle subventionné. Il est difficile de s’appuyer sur eux pour comprendre l’ensemble des montages de production, mais passons. Les autres chiffres sont fournis en pourcentages. Est-ce pour permettre de tirer des enseignements généraux selon un principe d’équivalence ? Cette lecture comparative occulte en retour les montants en valeur absolue. Par exemple, pour le spectacle de Peter Brook Une Flûte enchantée, 9 % du budget global a été consacré aux décors, costumes et accessoires. Dans le cas du Crocodile trompeur, l’adaptation de Didon et Énée par Jeanne Candel et Samuel Achache, c’est 5 %. On connaît le dépouillement apparent des derniers spectacles de Peter Brook, et on devine que le décor du Crocodile trompeur n’est pas une représentation grandeur nature d’un château du XVIIe siècle. Oui mais les 18 844 euros de ce dernier sont-ils vraiment comparables aux 122 850 euros d’Une Flûte Enchantée ? L’histoire de ces metteurs en scène est différente, l’un a le statut de monstre sacré, les autres commencent juste leur parcours ; pour le premier il y a un « décor », des costumes, des accessoires. Et pour les seconds ? La faiblesse de la somme vient-elle de ce que ces derniers viennent à peine de sortir d’une économie du rien, ou est-ce un choix artistique lié à ce projet particulier ? Il faudrait le leur demander.

2. Penser les salaires

Écartons-nous un moment de la lecture des annexes de Public/Privé, qui ne sont qu’un prétexte. Un des axes d’élaboration de tous les budgets consiste à penser la rémunération. Il s’agit la plupart du temps du premier poste, comme le montre bien le tableau. En ce domaine, on se heurte vite à une série de questions : faut-il appliquer une égalité de salaires, du metteur en scène à l’accessoiriste ? Faut-il établir un forfait pour une mission ou proposer un montant rapporté à un temps de travail ? Comment évaluer ce temps de travail ? Pour qui faut-il l’évaluer ? Dans ma pratique, je me pose régulièrement ces questions. L’attribution d’une valeur au travail d’une personne n’est jamais anodine et sa place dans la grille générale établit déjà une hiérarchie. Si je paie le metteur en scène et l’un des acteurs sur la même base, je considère qu’ils contribuent autant l’un que l’autre à la création, je romps avec la vulgate qui fait du metteur en scène le haut de la hiérarchie et donc des salaires. De même, si je paie plus une actrice dont le nom est connu, je lui donne à penser qu’elle est différente de ses pairs sur le plateau. J’induis un rapport déséquilibré entre les comédiens. Je l’autorise à croire que son bien-être, son travail ont plus de valeur que ceux de ses collègues. Il arrive que certains en viennent à penser que leur avis a plus droit de cité. À l’inverse, est-il juste qu’un jeune homme qui n’a pas beaucoup travaillé soit aussi bien payé qu’un monsieur plus âgé qui a vingt ans d’expérience ? Ne croyez pas que j’égrène ces questions pour dire la complexité de l’affaire, ce n’est pas le problème. Non, si j’en parle ici c’est que cela a des conséquences sur les plateaux, sur ce qu’on fait ensemble. Prenons un cas fréquent : un metteur en scène propose un projet à un comédien. Il lui en parle, il lui donne le texte. À ce moment, la question financière est laissée de côté. Puis vient l’accord ou pas. Dès lors on se met à parler d’argent. Qu’est-ce que cela produit ? On met en avant l’engagement, le désir des uns et des autres de travailler ensemble. On joue sur l’illusion que tout ce travail à venir est délié de ses aspects matériels. Il arrive même parfois que le metteur en scène ne veuille pas parler de salaire avec les comédiens, qu’il confie cette tâche à quelqu’un d’autre, préférant ne parler que d’« artistique ». Ainsi on se fait croire que seule compte la pratique de plateau. La relégation des affaires prosaïques à l’antichambre inscrit une séparation qui n’est qu’illusoire. Petit à petit les deux choses avancent en parallèle et cet impensé façonne les rapports au sein des équipes et du même coup les spectacles, les projets, sans qu’on y (re)pense.

Faire un budget c’est penser les hiérarchies, les priorités, les choix, bref c’est un objet de discussions, d’organisation autant que la transcription d’une réalité. C’est aussi le lieu d’un pouvoir. Qui décide ? Le metteur en scène, le collectif, ou le producteur ? D’un côté les membres des équipes s’intéressent peu aux budgets (tant qu’ils ont confiance dans les gens avec lesquels ils travaillent), comme ils s’intéressent peu à la difficulté de réunir les moyens de réaliser le projet, de l’autre les personnes chargées de les élaborer seraient sans doute bien embarrassées de devoir les produire ne serait-ce qu’auprès des équipes. En ce domaine rien n’est simple.

3. Que comptabiliser ?

Que manque-t-il dans la présentation des budgets qui nous sont proposés pour nous renseigner sur la réalité matérielle de la création, l’esprit dans lequel elle se fait ? Tout, mais ce n’est pas le sens de la présence de ces informations chiffrées, c’est vrai. Quant à la somme des dépenses, elle n’est pas égale à 100 %. Où est ce reste du spectacle et de quoi est-il fait ? On peut supposer qu’il est composé des assurances, dont on imagine que c’est un poste important pour un opéra, des frais de promotion et de publicité liés directement au spectacle, de la facture du graphiste qui conçoit l’affiche, de celle de l’attaché de presse, des frais de transport des personnels, des frais de mission et de réception (un déjeuner avec un producteur, un mécène), bref tout ce qui n’est ni salaires, ni décor, ni costumes, ni accessoires. Revenons un moment sur la question des salaires. A-t-on comptabilisé les salaires des personnels permanents des Bouffes du Nord ou de l’Opéra-Comique, techniciens par exemple, ou uniquement les salaires des personnes embauchées spécifiquement pour le spectacle, les intermittents ? Et si on les a comptés, où les a-t-on rangés ? Dans les salaires ? De même pour les frais de gestion du spectacle : personnels administratifs qui interviennent pour la comptabilité, l’établissement des fiches de paie, le suivi du budget… Ces personnes sont en général présentes dans les lieux qu’il y ait spectacle ou non. Il n’est pas rare d’affecter une partie de leur salaire au budget de création. Mais sachant que le théâtre reçoit parallèlement des subventions publiques au nom de sa mission de production, est-il légitime d’imputer les salaires des permanents au budget spécifique de chaque spectacle ? On pourrait tenir le même raisonnement pour la mise à disposition du bâtiment. Y a-t-il un loyer ? Doit-on l’affecter en nombre de jours à la création accueillie ? La « valorisation » mériterait à elle seule qu’on lui consacre un temps d’analyse. Elle ne peut être regardée de la même manière pour une compagnie dont l’économie fonctionne au projet et pour une structure recevant des subsides publics au titre de son fonctionnement. Ce qu’on lit en creux dans ces abrégés de budgets est que ce « reste » est loin d’être négligeable puisqu’il représente de 93 930 euros à 491 400 euros selon les productions. Assurer un chanteur ou payer un comptable est-il si malséant qu’on ne puisse dire combien de pourcentage du budget des dépenses cela représente ? À moins que ce ne soit une façon de minimiser la valorisation ? Entendonsnous bien, je ne prêche par pour la transparence à tous crins. Mais publier des budgets nécessite de s’interroger sur la possibilité qu’a le lecteur de s’en emparer.

4. classement analytique ou classement comptable

Peut-être faut-il attendre plus de la partie « financement » puisque le livre porte sur les moyens de sortir « le monde de la culture » de l’« impasse » dans laquelle elle se dirige à ne chercher son financement que du côté de la puissance publique (cf. introduction de Public/Privé) ? Regardons le découpage proposé par le tableau. Les dépenses sont scindées en « masse salariale » d’une part, et « costumes, décors et accessoires » d’autre part. En spectatrice de théâtre, je vois à peu près de quoi on parle. Il s’agit d’une organisation analytique du budget. Il en va tout autrement des catégories employées pour définir les financements. Qui sait ce que désignent les « ressources propres » ? Ce que sont les « sociétés civiles » dont il est question ? Intuitivement on se dit que « subventions » équivaut à argent public. « Ressources propres » correspondrait alors à l’argent réuni spécifiquement pour le projet en dehors du circuit public. Nos auteurs sont plus malins, ils proposent un classement comptable des ressources opposant les subventions de tous ordres (compte 74 du plan comptable général) – collectivités territoriales, sociétés civiles de perception du droit d’auteur, etc. – à tout le reste qu’ils nomment « ressources propres ». Ce faisant, ils organisent la lecture selon un classement qui ne permet en rien de différencier provenance publique de provenance privée.

Qu’y a-t-il dans les « ressources propres » ? Des sommes venant pour partie des coproducteurs nommés dans les génériques, qu’on trouve dans les mentions de production. Par exemple pour Le Bourgeois gentilhomme de Molière mis en scène par Denis Podalydès, il s’agit : du CICT/Bouffes du Nord, des Nuits de Fourvière/Département du Rhône, des Théâtres de la Ville de Luxembourg, du Théâtre de la Place/Liège, du Théâtre de Caen, de l’Opéra Royal/Château de Versailles Spectacles, de l’Ensemble Baroque de Limoges/Fondation Laborie, de la Maison de la Culture d’Amiens, de Châteauvallon CNCDC, du Printemps des Comédiens. D’où vient l’argent investi par ces coproducteurs ? De la subvention publique en partie. L’objectif de cette présentation est simple, il est de tout mélanger sans en avoir l’air. Dans la partie « ressources propres », l’auteur mêle allègrement tous les types de coproducteurs, les ventes anticipées du spectacle, l’argent du mécénat s’il y en a, celui de la billetterie, et hop. Public ? Privé ? En refusant de préciser ce qui pour lui relève de l’un ou de l’autre, il mène une opération en deux temps. D’abord il génère plus de flou sous couvert d’explicitation, ensuite il s’appuie sur une apparente équivalence des fonds pour naturaliser le passage de la subvention au mécénat. Au fond quelle est la différence entre l’argent venant de la Fondation EDF et celui venant d’un théâtre subventionné ? Aucune, semble-t-on nous dire.

Pourtant il serait précieux qu’on nous permette de regarder finement les répartitions budgétaires. On pourrait distinguer l’action des lieux qui coproduisent le spectacle de celle des mécènes. Au passage, on serait content d’apprendre sur quelles bases ces derniers engagent de l’argent : uniquement pour la beauté du geste, la plus-value symbolique et l’avantage fiscal qui en résulte ? Je dirais même qu’une information spécifique venant expliquer d’où vient l’argent investi par l’une et l’autre structure dans les spectacles serait bienvenue. De même, une distinction entre l’argent venant de la billetterie du spectacle et celui investi en plus, par l’Opéra-Comique par exemple, nous renseignerait sur la réalité d’un montage financier.

Mais pour cela il faudrait en dire un peu plus que : « C’est grâce à une mesure budgétaire nouvelle du ministère de la Culture que nous avons pu donner à l’Opéra-Comique une marge artistique, c’est-à-dire allouer une part de la subvention à l’activité artistique et à la production ». Il faudrait accepter d’entrer dans le détail, de permettre aux autres de s’en emparer et de perdre un peu de pouvoir.

5. programmer et produire

À ce moment, je ne résiste pas à la tentation de citer la suite de l’entretien : « Cette marge reste assez faible et ne représente que 30 % du budget artistique. Il a donc fallu trouver 70 % de ressources propres pour financer le projet. Nous avons alors privatisé les espaces, développé les partenariats nationaux et internationaux (…), les amis et mécènes se sont progressivement investis. Là encore, la force d’une identité joue un rôle majeur : en affirmant des partis pris artistiques singuliers, vous en devenez peu à peu le dépositaire et vous mobilisez plus rapidement ceux qui défendent les mêmes points de vue. Mais ce n’est qu’un commencement, une impulsion. Ensuite, il faut amplifier par un travail de marketing et de communication adéquat car contrairement à certaines idées reçues, diriger un établissement public financé par l’État ne vous exonère en rien de l’action commerciale. » Le choix des mots, les modalités d’expression révèlent quelque chose de la vision à l’œuvre, une façon de produire qui n’est plus dissociable de la programmation qui suivra et de ce qu’on suppose de son succès. Le retour sur investissement pouvant être de plusieurs ordres, symbolique par exemple. Ainsi, il semble important pour le Théâtre des Bouffes du Nord de se forger l’identité d’un lieu « ouvert à la jeune création ». On peut s’interroger sur la façon dont cette vision détermine les choix de programmation, à l’insu même de celui qui les opère.

L’ensemble de nos structures culturelles sont pensées comme concurrentielles. Ce n’est pas nouveau mais un changement a eu lieu, comme l’écrivent Isabelle Barbéris et Martial Poirson dans L’Économie du spectacle vivant (collection « Que sais-je ? », PUF, 2013) : « Le début du XXIe siècle, en dépit d’une tentation néolibérale exacerbée par la crise, se caractérise par une relative continuité dans la doctrine de l’intervention publique. Cependant cette stabilité apparente ne doit pas masquer un changement d’orientation visant à considérer le financement du spectacle vivant non plus comme une dépense mais comme un investissement, autrement dit un levier de croissance, solidaire d’une politique de rayonnement culturel et de relance. » Je fais l’hypothèse que la concurrence a aujourd’hui revêtu une forme particulière et que la logique de programmation a pris le pas sur tout le reste pour des raisons économiques, c’est-à-dire politiques. Produire c’est trouver les moyens de réaliser un projet, lui donner la possibilité d’exister. C’est accompagner le travail dans tous ses aspects, pas seulement financiers. Programmer c’est parfois produire mais toujours penser l’accueil de l’œuvre, pas tant sa réussite que son succès.

6. augmentation des enjeux administratifs, bilan et perspectives

Ce qui a pris de l’ampleur à n’en pas douter, c’est la nécessité d’appuyer l’action des directeurs de lieux sur des « indicateurs chiffrés », l’incitation à trouver ces fameuses « ressources propres ». Le livre d’entretiens avec Olivier Mantei confirme s’il le fallait une doctrine du privé/public qui est déjà à l’œuvre. La fin justifie les moyens mais pour faire quoi et comment ? Où pense-t-on cette évolution ? Parallèlement, la « professionnalisation » du secteur a connu plusieurs étapes, mais elle a pris un tour nouveau ces dernières années, disons depuis 2003, quand à la législation accrue et changeante, aux obligations comptables multipliées, s’est adjointe la menace des contrôles, effectués en particulier par Pôle Emploi et l’URSSAF. Les personnels en charge des questions législatives et administratives ont eu alors en plus à garantir contre ces contrôles les structures pour lesquelles elles travaillent. Cela a eu pour effet de faire de la pratique administrative l’alpha et l’oméga de la fabrique de spectacle, et de fragiliser l’ensemble des personnels qui ne relevaient pas de structures solides, de contrats permanents. Cela a fragilisé les personnes qui fabriquent les spectacles. Quel impact l’augmentation des enjeux administratifs a-t-elle eu sur les plateaux ? Un déplacement du lieu du pouvoir qui s’est accompagné d’un changement de champ lexical, de l’arrivée d’un regard nouveau et aujourd’hui prédominant, celui du chiffre, de la « compétence » et de « l’évaluation ». En outre, elle est concomitante de la baisse des budgets, dont les conséquences sont simples à envisager. L’état général de la production joue sur les acteurs du secteur. Une dépense doit être justifiée auprès de celui qui « tient » le budget, aujourd’hui plus que jamais, et l’objectif premier devient vite le remplissage de la salle. Comment y parvenir ? En s’appuyant sur des noms d’auteurs respectés, sur la mise en avant d’une ligne éditoriale, sur une esthétique identifiable, etc., « une identité » selon Olivier Mantei. On voit alors que ne pas reproduire sans cesse le même spectacle revient pour un metteur en scène à scier la branche sur laquelle on l’a assis. On imagine aisément quelles conséquences cela peut avoir sur ce qui se fabrique. Une autre conséquence de la baisse des moyens réside dans la raréfaction de certains postes tel celui de régisseur général : s’il faut faire des économies, on coupera là où ça se voit le moins. Les postes « invisibles » sont les premiers à disparaître, voilà qui est sournois. Sans doute les esthétiques en sont-elles déjà changées, et l’organisation du travail également. On me rétorquera que c’est le manque d’argent qui explique cette bascule, que cela concerne surtout des équipes qui démarrent (c’est à voir) et que toutes ne travaillent pas ainsi. C’est vrai, mais cette bascule signale qu’aujourd’hui la technique nécessaire à la recherche de financements et à la gestion a pris le pas sur les autres, et qu’elle est devenue la priorité.

Si la France a un réseau de lieux culturels enviable, si le ministère de la Culture et de la Communication est encore debout, si le principe des financements croisés tient encore (qui sait pour combien de temps au vu de la réforme des collectivités territoriales en préparation ?), bref si on sait faire exister des lieux, « l’aide aux compagnies a (…) disparu en 1999, il ne demeure plus que le conventionnement et l’aide au projet. (…) » (L’Économie du spectacle vivant). Il y a là un paradoxe majeur entre les moyens de faire vivre des lieux et le manque d’argent pour réaliser les spectacles. Dans des proportions variables, les créations existent toujours au moyen du bénévolat des personnes qui les réalisent. Y a-t-il trop de lieux ? Trop de projets ? Faisons le pari que cette profusion est bénéfique et attelons-nous à la tâche de poser la question autrement que par le trop : trop d’artistes, de compagnies, de théâtres, de projets, de gens. Tous ces changements ont lieu sous l’impulsion d’une politique qui n’est pas que culturelle, une révision générale des politiques publiques.

En guise de conclusion

Lorsqu’on se penche sur les chiffres fournis, on peine à en sortir autre chose que le sentiment d’être maintenu dans un demi-savoir. De quelles « formes de production » nous parle-t-on ? De la mixité des bailleurs de fonds de la création actuelle ? Dans L’Économie du spectacle vivant, Isabelle Barbéris et Martial Poirson écrivent que « l’économie du spectacle vivant (théâtre, musique et danse) apparaît (…) à la veille de la Révolution comme une économie mixte, semi-publique, semi-privée : elle est partagée entre monopole public et concurrence commerciale (…), et alimentée à la fois par la subvention étatique ou municipale et par le mécénat privé, cependant que se multiplient les stratégies commerciales et financières visant à dégager des ressources propres. » Je ne cherche pas à comparer ce qui n’est probablement pas comparable, je veux juste attirer l’attention sur l’idée que véhiculent les mots « nouveau », « inédit » et autres synonymes. Ils sont le fruit au mieux d’un manque de mémoire, plus fréquemment d’une volonté idéologique. Finalement, il s’agit d’une chose simple : la recherche des moyens financiers pour produire des spectacles. Or il me semble que la provenance de l’argent n’est pas sans effets sur l’emploi qui en est fait, et les formes qu’il fabrique. A fortiori quand cette provenance devient obligation et de fait élément de la politique culturelle.

À l’issue de la lecture des grilles budgétaires proposées dans Public/Privé, reste un sentiment double. D’une part, force est de constater qu’un budget n’est pas un récit neutre, qu’il n’y a pas plus d’objectivité en cette matière qu’ailleurs. D’autre part, la question du mélange du public et du privé reste entière, voire même elle s’étoffe de nouvelles interrogations. Comment définir la provenance publique de l’argent ? Faut-il s’en tenir à l’instance qui le distribue ? « Public » serait ce qui vient de l’État et des collectivités territoriales. Mais que dire de l’argent qui vient d’un Centre dramatique national ou d’un Théâtre national : est-il public ou privé ? Il ne s’agit pas de subvention, il ne s’agit pas non plus du simple choix d’un mécène. Quant aux mécènes justement, une des motivations de leur action est la possibilité de déduire de leurs impôts 60 % des sommes investies, comme en témoigne l’augmentation du mécénat depuis la loi Aillagon de 2003. Peut-on considérer cet argent comme de l’argent privé strictement ? À l’inverse, d’où vient l’argent public ? De nos impôts, et aussi d’emprunts fait auprès de sociétés privées… Entre privé et public le tissage est étroit : « Le taux d’endettement des régions et des départements a augmenté de 50 % depuis 2001. Un cas parmi d’autres : le Conseil général de Seine-Saint-Denis a décidé d’assigner en justice le mercredi 9 février 2011 trois banques (Depfa, Caylon, Dexia) avec lesquelles des emprunts toxiques ont été contractés, (…). » (La Fabrique de l’homme endetté, Maurizio Lazzarato, Éditions Amsterdam, 2011). Pourtant, il y a des politiques publiques dont on veut croire qu’elles ne sont pas guidées par les mêmes objectifs que les gestions de fonds privés. Il est donc nécessaire de définir précisément au préalable ce à quoi on fait référence lorsqu’on oppose une catégorie à l’autre.

Ce tissage entre public et privé peut être aussi regardé sous l’angle du mouvement social qui a lieu au moment où nous bouclons le premier numéro de Revue Incise. Il fait suite à la signature par les « partenaires sociaux » d’un accord sur le régime d’assurance chômage des salariés du secteur privé. Pour éteindre le feu, le Premier ministre a assuré que pour 2014 l’État comblerait le prétendu manque à gagner de l’Unédic et que les salariés relevant des annexes 8 et 10 de l’assurance chômage ne subiraient pas la mesure dite du « différé d’indemnisation ». Sans revenir sur l’ensemble du débat, il ne me paraît pas inutile de souligner ici que ce que les coordinations d’intermittents et précaires réclament depuis plus de dix ans, c’est le maintien des annexes 8 et 10 au sein du régime d’assurance chômage des salariés du secteur privé. Certains articles furent même titrés « le Medef en rêvait, Valls l’a fait ». De quoi rêvait le Medef ? De la sortie des intermittents de cette solidarité interprofessionnelle non pas au nom de la défense des arts et de la culture, mais parce qu’il ne faut pas de modèle de protection sociale pour les salariés à l’emploi discontinu qui puisse relever de la question du droit. Ici, public et privé prennent un autre sens.

Ce qui pose problème ce n’est pas le mélange des genres, il règne en maître depuis belle lurette. À l’heure où l’Unédic est évaluée par les agences de notation, qu’est-ce qui est public, qu’est-ce qui est privé ? Quant à la puissance publique, comme le disent très bien Isabelle Barbéris et Martial Poirson, l’action publique est désormais pensée comme un investissement et plus comme une dépense. Dès lors, la nécessité de justifier, évaluer, compter semble relever de la même logique que pour n’importe quelle entreprise. Ne parle-t-on pas de « l’entreprise France » ? Cet état d’esprit s’insinue partout. Il façonne une partie de ce qui se fabrique, de ce qui a droit de cité. Et bien souvent sans que nous en prenions toujours la mesure. Plutôt que d’opposer terme à terme Public/Privé, il conviendrait d’examiner ce que chacun des termes et leur opposition recouvrent réellement, ainsi que les pratiques du secteur. Un chantier est ouvert.

 

Juliette Wagman

 

1. « Olivier Mantei vient d’être nommé à la tête de l’Opéra-Comique (…). [Cette nomination] met sur le devant de la scène un homme jeune et volontiers discret quoique influent, dont la trajectoire professionnelle est un mélange d’efficacité pragmatique et de prise de risque concertée. (…) Il commence en 1993 sa carrière comme administrateur du Chœur Accentus de Laurence Equilbey. Fondateur en 1998 de l’agence de production musicale Instant Pluriel, il intègre en 2000 à la demande de Peter Brook l’administration du Théâtre des Bouffes du Nord, dont il assure également la coproduction de la saison musicale, avec Stéphane Lissner jusqu’en 2005, puis seul. Depuis janvier 2010, lui et son associé Olivier Poubelle ont pris la codirection des Bouffes du Nord, à Paris. » Marie-Aude Roux, Le Monde, 29 avril 2014.