S’adresser à tous

Parallèlement à son travail théâtral et plastique, Diane Scott a pratiqué la critique dramatique pendant les années 2000, en particulier pour Regards, Théâtre on line et frictions. Il s’agissait pour elle de situer les spectacles dans une perspective globale, d’interroger la manière dont leurs adresses, leurs contenus et le discours de leurs formes fabriquent une idéologie culturelle. Le développement de cette activité critique a été contemporain d’une partie des discours sur la crise de la culture, ce qui a ouvert le chantier d’une nouvelle écriture, à vocation théorique. Partant de l’intuition que la plupart de ces discours manquaient leur objet, elle a tenté d’en interroger les impensés : que se joue-t-il dans cette attente de politique à l’égard du théâtre ? Qu’advient-il quand les enjeux de la politique elle-même sont rabattus sur la culture ? Cette nouvelle strate de travail a connu trois étapes : les discours sur la crise de la culture, la notion de populaire, l’universel. Chaque temps de réflexion a été lié, selon les aléas de la vie sociale, à des supports ou des cadres particuliers successifs, quelques revues, une commande d’écriture du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, une charge de cours à l’université d’Amiens. Il n’y a jamais été question d’autre chose que de la question de la culture comme politique, de ce que peut signifier qu’il y ait des lieux publics dévolus à la rencontre de nous tous et des objets de l’art.

 

 

S’ADRESSER À TOUS

 

0. alibi

Si penser n’a lieu que sous des coups de force, la situation de la production théâtrale aura été ce coup de force me concernant, qui a donné lieu à quelques tentatives de réflexion, notamment un texte à partir d’une notion qui me faisait depuis longtemps l’effet d’un étrange symptôme : l’émergence 1. L’émergence qualifie depuis les années 1990 la zone de renouvellement à la fois démographique et artistique du théâtre. Le mode quasi exclusif en est la forme du festival, censé accueillir les jeunes compagnies, pas encore mûres mais rafraîchissantes – la valeur d’initiation de ces temps de programmation justifiant en retour des conditions de travail parfois dégradées. La première fonction de ces festivals est donc l’écrémage d’une sélection présentée comme toujours plus nécessaire et formatrice. Leur deuxième fonction, moins manifeste pour le public, est de centraliser, à l’attention des programmateurs, un nombre réduit de propositions parmi lesquelles choisir pour leur propre théâtre. Ainsi existent « Impatience », « Premiers pas », « Prémices », « Préliminaires », et autres déclinaisons paternalistes de plus ou moins bon goût. Selon l’heureuse formule de ma camarade Châtelet, quelques « super-programmateurs » font le boulot pour les autres, contribuant ainsi à l’effet centripète d’une organisation du champ théâtral toujours plus resserré sur lui-même, c’est-à-dire accentuant l’écart entre le nombre de spectacles et les possibilités de les produire. (Comme si – comparons – tous les éditeurs français se réunissaient plusieurs fois par an, de ci de là, pour lire une dizaine de manuscrits, pré-sélectionnés en amont par une poignée d’entre eux, qu’ils se chargeraient ensuite de publier de concert. Quelle prise de pouvoir ! diront les éditeurs vassaux. Quelle réduction du champ du regard et des possibilités de publication ! diront en chœur les auteurs et les lecteurs. Est-ce là la forme contemporaine de la décentralisation dramatique ? pense, un peu chagrine, la même Châtelet.) L’article que j’avais écrit agaça autant qu’il séduisit, à telle enseigne qu’un débat fut organisé à partir du texte, à la Maison des Métallos à Paris en décembre 2013, en aval du festival Une Semaine en compagnie, énième événement de la famille en question. D’aucuns y ont regretté l’absence de véritable débat, non par manque de matière ou langue de bois, mais par absence de contre-attaque. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir mis en partage un texte assez polémique, mais les programmateurs invités étaient autant en colère qu’incapables d’articuler une critique construite. En fait, c’est bien leur silence plus que mon article qui est l’événement de cette rencontre, et qu’il nous faut penser.

Le débat fut l’occasion de prolonger le texte en question. J’ajoutai notamment que ces festivals-catalogues devaient être lus comme une certaine organisation de la programmation, des lieux de pré-sélection où, d’une part, l’institution met elle-même son autorité en scène à l’adresse des compagnies, et où, d’autre part, le programmateur devenu lambda est finalement privé de son savoir et invité à choisir quelques spectacles parmi une dizaine, faisant ainsi allégeance à sa hiérarchie, dans le cadre de ces manifestations, plusieurs fois par an. Entretien donc de l’institution comme hiérarchie, en interne entre programmateurs et à l’égard du marché du travail du spectacle – hiérarchie qui d’ailleurs était sensible sur le plateau de cette rencontre ce jour-là, entre directeurs de structures d’importances inégales. (Depuis quelques saisons s’est développé un principe d’échange de com : chaque théâtre annonce à la fin de ses newsletters quelques spectacles chez « nos voisins », « nos amis », « nos partenaires ». Une cartographie de ces échanges de bons procédés ne serait pas étrangère à ce que je voudrais indiquer ici et donnerait une idée de la consistance de ces étagements.) La directrice du Théâtre Louis-Aragon de Tremblay-en-France, scène conventionnée-danse, expliquait par exemple combien il lui était difficile de faire venir des programmateurs dans son théâtre. Cette plainte, qui passa pour incidente, révèle une dimension du fonctionnement du théâtre public cruciale et insue : les rapports de pouvoir entre programmateurs. Il faut dire plus généralement combien le théâtre public actuel fonctionne sur la base d’une culture de la servitude et de l’humiliation, non seulement consentie mais anticipée, c’est-à-dire à la condition que chacun alimente la machine avec le pire de lui-même. Poursuivons : comme un médecin généraliste est prolétarisé par la diffusion de logiciels de diagnostics qui le privent de (l’exercice de) son savoir, l’émergence, comme dispositif de programmation et en ce qu’elle révèle du fonctionnement quotidien de la programmation publique, manifeste une prolétarisation du programmateur de théâtre. Or l’acte de programmation est le pivot sur lequel repose le théâtre public. Et, en s’inspirant des analyses de la psychothérapie institutionnelle, si l’on veut travailler la différence entre établissement et institution, entre un bâtiment sous contrat avec l’État et un lieu qui s’emploie à déjouer sa propre tendance à être un outil de ségrégation, il faut s’attabler autour de cette question : « qu’est-ce que programmer ? » 2. J’ajoutai donc à mon article deux choses ce jour-là : 1) l’émergence fait symptôme dans la production théâtrale, elle est le signe et l’outil d’une dégradation du travail du programmateur (lors même qu’elle donne au métier une allure de corps constitué), 2) la programmation comme choix est l’acte qui structure en principe le théâtre public, celui autour duquel se joue non seulement la singularité de cet espace, mais son enjeu même.

Cette dernière affirmation fit bondir plus encore que le reste. (Une fois n’est pas coutume, c’était dit sans malignité.) Deux choses jouent pour expliquer le caractère apparemment scandaleux de ce qui précède.

1) D’abord, la représentation de la programmation comme l’un des rouages centraux d’une inégalité de répartition des moyens de production et de la gestion de cette inégalité, idéologie comprise, ne peut à l’évidence passer que pour une accusation, ce qu’elle est en partie. Il y a effectivement un paradigme, idéologiquement parfaitement situé, mobilisé par les mots et expressions mis en débat (l’émergence comme prolétarisation du programmateur, le rapport metteur en scène-programmateur comme un rapport employeur-employé qui porte une conflictualité nécessaire, l’émergence comme discours de légitimation d’une domination) qui gêne ceux qui voudraient euphémiser cette violence, ou l’ignorer, quitte à la nier, parce qu’à eux, elle ne pose pas problème, ou que les bénéfices qu’ils en tirent sont supérieurs aux inconvénients afférents. Christophe Rauck, alors directeur du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, actuellement directeur du Centre dramatique national de Lille, présent à la tribune, trouvait mes mots « durs », préférant une interprétation du rapport programmateur-metteur en scène en termes de « rencontre », d’alchimie subjective, de coup de cœur. Or de mon point de vue, adopter une position non politique est encore politique : c’est de la dépolitisation. Il y a un réel qui se joue là – de l’ordre de la lutte des classes –, et la volonté, dont cette rencontre témoignait, de n’en rien savoir relève de cette lutte même. Le débat a bien lieu, non pas entre deux interprétations d’une même réalité, mais entre deux manières de formuler la réalité elle-même. C’est pourquoi, de débat, il ne peut nécessairement pas y en avoir puisqu’il faudrait s’entendre déjà sur les termes en jeu, or cette non-entente est le conflit lui-même.

Est donc insupportable le geste même de l’énonciation qui depuis un hors-champ de la programmation se permet d’en dire quelque chose. Ce qui donne une idée des bénéfices en termes de pouvoir qui s’engrangent nonobstant les dysfonctionnements de la production théâtrale, ou devrait-on dire grâce à eux. La résistance d’une partie du monde du théâtre à se mettre au travail d’une élaboration, dont le débat aux Métallos était un exemple, trouve sa justification dans ce conservatisme bien compris : cette position d’hyper-pouvoir, exorbitant et ingérable, quelle que soit la vertu des gens, que l’engorgement du spectacle donne aux directeurs de salles 3. Me revient à l’esprit l’enthousiasme d’une directrice de théâtre qui m’expliquait combien une équipe de jeune gens était formidablement motivée : ils lui avaient laissé quinze messages téléphoniques. Hyper-pouvoir qui va avec une dépendance, elle-même croissante, à l’égard des programmateurs de la strate supérieure. La prolétarisation du programmateur va de pair avec une inflation de sa puissance, c’est le paradoxe.

2) La deuxième raison du refus de penser la programmation, son organisation, ses modalités de choix, est peut-être, au-delà du fait que ses acteurs n’y ont pas intérêt, le fait qu’ils ne la pensent tout simplement pas. La direction d’un lieu s’obtient à force de mûrissement d’un réseau de relations, peu sur le projet lui-même, qui n’a jamais été une condition suffisante. (Le discours du « trop de compagnies » opposé à celui des dysfonctionnements de la production s’arme en général de l’argument du non- professionnalisme : n’importe qui peut devenir metteur en scène ou acteur, à la différence du monde de la musique ou de la danse (et encore), où la technique peut encore servir de discriminant et de tamis. Force est de constater que le personnel culturel n’est pas plus officiellement formé que le personnel artistique.) C’est peut-être le plus problématique : dans ce reproche à utiliser des paradigmes, petitement mais délibérément marxisants, c’est la valeur même de paradigme qui gêne. C’est-à-dire que ce n’est pas seulement le cadre de référence, qui emporte avec lui une lecture des choses en termes de rapport de force, c’est ce qu’il y a de tentative d’élaboration dans la fonction même du paradigme qui pose problème. L’insuffisance de la réflexion n’est pas qu’une question de pouvoir bien compris, c’est aussi un problème structurel, l’organisation du spectacle actuel interdit à ses acteurs, par rigidité, sur-centralisation et pesanteurs idéologiques consenties, à mettre le système au travail. D’où la troisième dimension du programmateur, après l’inflation excessive de son pouvoir de décision et son corsetage dans une hiérarchie de plus en plus obligeante, sa pusillanimité à prendre au sérieux sa propre fonction. Non, la programmation n’est pas l’acte autour duquel tourne le théâtre public !, s’indignèrent les directeurs présents ce jour-là. Moi qui croyais faire plaisir. En fait, il est évident que c’est parce qu’il n’y a pas de pensée que ça se passe comme ça. Et voilà pourquoi votre programmateur est muet, Madame.

1. le rapport culturel

Poursuivons donc notre tentative d’élucidation.
La pensée des Lumières pose ceci : l’art a à voir avec l’émancipation. Que l’on y croie ou pas, c’est l’énoncé qui structure notre rapport moderne à la culture – moderne est ici un terme qui croise à la fois la chronologie (l’après-Lumières) et quelque chose qui s’en arrache (la modernité comme processus politique). Ce rapport moderne à la culture dit deux choses : la mise en rapport des hommes avec l’art produit du mieux, et ce mieux est de nature politique. C’est-à-dire qu’il y a un rapport culturel – au sens où deux termes en produisent un troisième. Le rapport culturel que la modernité invente peut s’écrire ainsi :

Le rapport culturel dit que la mise en jeu d’un objet de l’art dans un certain dispositif d’adresse produit quelque chose qui participe à la construction du sujet de l’histoire. C’est en ce sens que s’entend le mot culturel : ce projet politique qui fait fond sur l’émancipation par l’art. Le théâtre est le lieu historique où s’élabore ce rapport. Je ne peux le démontrer ici – que le « théâtre du peuple » est la matrice de la notion moderne de culture –, mais posons momentanément cette hypothèse comme un axiome, qu’il me faudra justifier un autre jour.

Poser l’existence de ce rapport culturel signifie qu’il y a une matrice commune qui détermine tout projet, notamment de « théâtre populaire ». Cela ne signifie pas pour autant que tout théâtre qui revendique d’être politique sera le même à toute époque. Comme Olivier Neveux l’écrit : « Le théâtre politique – celui qui se dit tel, celui qui produit de la politique – n’est pas donné une fois pour toutes. » (Politiques du spectateur), mais l’hypothèse ici défendue est que la notion de « théâtre populaire » correspond à une séquence historique particulière et à un énoncé qui en conditionne les réalités, plurielles – selon la manière dont les termes du rapport sont investis – mais rapportables à ce rapport.

La définition de ce qu’est l’art du théâtre n’est évidemment pas la même, par exemple, pour un Maurice Pottecher à la fin du XIXe siècle et pour un Roland Barthes dans les années 1950 ; pour d’un côté, les farces rustiques écrites pour un village des Vosges, et de l’autre l’alliance notamment de grandes œuvres de la culture savante et de mises en scène d’avant-garde. De même, l’idée de l’effet produit par le spectacle n’est pas la même chez Jacques Copeau, où elle ressemble à un livre de morale et d’exempla sur fond de rassemblement de la communauté archaïque, et pour le Comité de Salut public, qui instaura officiellement l’expression de « théâtre du peuple » et pour lequel le caractère acéré de la dimension patriotique renvoyait à une tout autre vision de l’objet social. De la même manière : la représentation du dispositif destiné à prendre en charge le public est tout à fait opposée entre le paternalisme ségrégatif d’un Eugène Morel qui, vers 1900, entend « ferrer » les ouvriers par un système d’abonnement sans grand souci de la question du répertoire, et, à la même époque, la volonté chez Romain Rolland de créer les conditions d’une autonomie maximale pour d’authentiques théâtres du peuple, sans recourir ni à des financeurs privés ni à des subsides de l’État 4. Pour ne rien dire de la notion on ne peut plus glissante de peuple qui recouvre, des révolutionnaires de 1794 à Jean Vilar, de la Guilde des Forgerons dans les années 1910 à la notion de public dans les années 2000, des réalités extrêmement différentes.

Mais tous se revendiquent de cet étendard de « théâtre du peuple », dont chacun se donne même comme la vérité. Une phrase commune constitue le socle de ces projets : le théâtre est un lieu propitiatoire du politique. Une certaine mise en politique de l’art produit du peuple, mais cette formulation réduit déjà l’énigme du rapport culturel à laquelle finalement seule la mise en équation plus haut rend justice. Et la pluralité des acceptions du mot peuple n’invalide pas l’agencement du rapport. C’est-à-dire que ce qu’ils ont en commun est ce rapport, l’idée qu’il faut un nouveau théâtre, à même de produire une transformation des spectateurs et une transformation qui fera effet au politique. « Foyer d’idéal » disent la Guilde des Forgerons et Pottecher, « surélever l’homme et la vie » dit Copeau, « victoire » de « tous les Français (…) où se fonde peu à peu un théâtre de la cité » écrit Barthes : aucun autre art (même si le rapport du théâtre à la catégorie d’art est une chose sur laquelle il faudrait revenir car elle ne fait l’objet d’aucune évidence tout au long de son histoire) n’est investi politiquement de la sorte, avec autant d’intensité et d’attentes. C’est ce qui justifie que l’on emmène aujourd’hui des classes de lycéens au théâtre. Il ne s’agit pas ici de savoir si c’est bien ou mal, efficient ou pas, mais d’examiner ce que signifie l’existence de ce rapport culturel.

Je vois aujourd’hui deux manières d’investir ce rapport culturel, ou plutôt de s’en dépêtrer.

1) Exemple de la première manière, le livre d’Olivier Mantei, Public/Privé (sous-titre : Nouvelles acceptions culturelles, Archimbaud éditeur/Riveneuve, 2014). L’ouvrage est (volontairement) peu extraordinaire, c’est une suite d’entretiens dont Mantei est le personnage principal, et dans lesquels il énonce qu’une nouvelle séquence culturelle est à l’ordre du jour. Mantei, à la fois codirecteur du Théâtre des Bouffes du Nord et récemment nommé directeur de l’Opéra-Comique, veut faire la preuve de l’efficacité du nouveau paradigme de politique culturelle qu’il symbolise et que le succès des structures qu’il dirige atteste : qualité artistique et succès commercial, sur la base d’une nouvelle formule, celle du partenariat public-privé. (L’ordonnance qui a créé les contrats de partenariat public-privé, les dits « PPP », a dix ans cette année, mais elle renvoie à des dispositifs statutairement plus complexes que la seule mixité de financements publics-privés.) « Le temps où le directeur artistique se voyait confier une enveloppe à répartir selon ses choix est révolu. Il devra désormais générer lui-même une grande partie des ressources de son activité sans se dédouaner des objectifs de qualité, de fréquentation et de médiation culturelle qui lui auront été notifiés » (p. 38) (c’est moi qui souligne, pour y revenir) et « les dogmatismes d’un camp à l’autre se sont estompés, les débats d’idées sont moins prégnants, les politiques moins concernés, les enjeux économiques déterminent les choix de manière plus radicale qu’avant. Non sans le risque d’une forme de banalisation qui pourrait mettre à terme la création en danger. Mais je crois que l’exigence esthétique dans le choix des auteurs, des compositeurs est aujourd’hui plus que jamais compatible avec l’ambition démocratique d’une diffusion accrue de la création » (p. 85). Ces phrases font écho aux propos du compositeur Pascal Dusapin un peu plus loin dans l’ouvrage : « La situation n’est plus du tout idéologique aujourd’hui, elle est uniquement productive » (p. 100). Je ne commente pas ce qui se dit sur le débat d’idées et l’idéologie, rapport à mon alibi du début, c’est assez.

L’ensemble est rapide, et peut-être que l’essentiel du livre tient à son ton, à la fois coulant de source (l’entretien), volontairement a-théorique mais traitant de mutations décisives comme s’il n’y avait déjà même plus lieu d’en parler. L’apparente simplicité et le débonnaire de la causerie masquent mal l’agressivité idéologique de la chose. Le geste initial, sur lequel les entretiens s’étendent peu, consiste à dire qu’une ère est terminée. L’ère de la culture publique a fait son temps. (L’amour des ruines dans lequel l’époque n’en finit pas de se complaire n’est pas étranger à cette suggestion d’évidence : tournons la page.) Le paradigme ancien, purement « public », n’est plus de mise, car il était inefficace, coûteux et élitiste. L’heure est à la reconnaissance de l’obsolescence de ce modèle et de l’efficacité d’un autre, le sien. Le nôtre, à vrai dire, tant la mixité public/privé est monnaie courante, en tout cas sur le plan décisif de nos représentations. Certes, le discours de Public/Privé maintient un lien légitimant avec l’ancien paradigme, il continue à parler d’« ambition démocratique », mais cela se fait sous les espèces de la « diffusion » et de la « fréquentation », c’est-à-dire que la notion de peuple est immédiatement convertie en question de public. De la même manière, « l’exigence esthétique » semble maintenue, mais que recouvre-t-elle quand tout le livre s’emploie à dénoncer l’élitisme de la création de l’époque dite passée ? D’ailleurs, l’art est-il une affaire de « qualité » ? Enfin, cette complaisance à répéter combien l’idéologie est une erreur dont le XXIe siècle a su heureusement se laver les mains ne peut être qu’un évident signal d’alarme que quelque chose nous pipote là-dedans.

La préoccupation de Mantei est de faire que la machine continue de tourner et pour ce faire, nonobstant les déclarations d’intention et autres signifiants lâchés de ci de là entretenant l’illusion que le rapport culturel continue d’être pris en charge, quelque chose qui constitue en propre le rapport culturel est évacué. Il faut lâcher du lest sur les termes de la « Culture » : art est « élitiste », même si le signifiant vaut toujours comme label, politique est affaire de marché, quant à peuple, ce qui compte est qu’il soit un public. On en rabat sur l’art, dans ce cas le peuple n’est plus qu’une question quantitative, et la politique, une stratégie de communication. « La situation n’est plus du tout idéologique, elle est uniquement productive. » La préoccupation est légitime mais elle renonce à la question que la culture nous pose, elle fait même programme de cet abandon. Si l’on trace jusqu’au bout la droite telle que Public/Privé en indique quelques points, le rapport culturel est commué en rapport marchand :

C’est ce qui reste quand on cède un peu sur chacun des termes du rapport. Ce qui avaliserait l’idée, a priori un peu aigre, que le public – comme notion actuellement en surchauffe dans le théâtre – est une forme pervertie ou immature du peuple.

2) Deuxième manière d’envisager ce rapport culturel : le principe des niches, c’est-à-dire l’abandon du peuple comme sujet. On trouve ce principe, entre tant d’exemples, dans le découpage de la saison du Théâtre Paris-Villette, à Paris, où la tranche d’âge est le critère de classification des spectacles et d’orientation du public. Mais bien plus largement, nous vivons au quotidien ce fait de l’organisation du marché spectaculaire comme une cartographie culturelle totale : personnellement je ne vais ni au Théâtre Édouard-VII, fleuron du théâtre privé parisien, ni aux expositions de photos des centres d’animation de ma mairie d’arrondissement, parce que je pense savoir que ce qui s’y montre ne m’intéresse pas, n’est pas pour moi, à tort ou à raison. Le bon objet c’est le mien, et nous nous reconnaissons a priori dans les lieux que nous fréquentons. Cette phénoménologie du spectateur avaliserait l’option libérale du goût comme dimension privée de l’individu, mais 1) nous savons combien cette perception est construite, et cette impression de reconnaissance qui se mue vite et volontiers en demande de reconnaissance, est-elle si intéressante ? (Il est possible qu’une grande partie de la question de l’abonnement se joue dans ce risque de privatisation d’un lieu : l’abonnement est-il, en dehors des questions – précisément ! – de remplissage de salle, un moyen de rendre un lieu commun, c’est-à-dire à tous, donc à personne en particulier, ou une manière d’en faire une copropriété ?), et 2) est-il justifié que cela soit le point de vue du programmateur ? Penser le lieu comme l’abouchement d’un public et de ses objets de « prédilection » n’est-il pas abandonner la notion même de rapport ? Reste donc à faire correspondre un objet et « son » public, toute dimension dynamique, productrice, est abandonnée, ce n’est plus un rapport au sens strict, ce sont des mises en correspondances locales, on est passé du rapport aux équations terme à terme :

C’est l’identification de la niche présumée qui déterminera le produit qu’on lui destine. Abandon du rapport et inversion.

Empruntons à Jean-Claude Milner les éléments de mathématiques qu’il utilise, dans un usage qui peut-être ne serait pas le sien, pour aller au bout de cette distinction entre rapport culturel et mise en relation culturelle. Milner distingue les caractères d’infini et d’illimité, pour caractériser des dispositifs de jugement ou des tendances historiques. Par exemple, la fonction 1/x n’a pas de fin, mais elle ne vaut pas pour tout x, puisqu’elle n’est pas satisfaite si x = 0. On peut donc dire à son sujet qu’elle est infinie mais pas illimitée. En revanche, si l’on prend l’exemple du jeu de dames, tout pion peut aller à dame, mais le nombre de pions est fini. On dira alors que la collection des dames est illimitée mais finie 5. Or, le rapport culturel est ordonné à un pour tous, c’est-à-dire à un illimité, qui n’a rien à voir avec un infini : il ne doit pas y avoir de citoyen auquel la culture ne s’adresse pas dans son principe, ce qui ne veut pas dire qu’il faille que chaque citoyen, dans les identités ou désirs qu’il se reconnaît, puisse exiger que la culture les satisfasse. On se souvient que le gouvernement Fillon avait en 2010 lancé l’expression « culture pour chacun », qui rabattait l’idée de la démocratisation culturelle sur celle d’un marché libéral des objets de la culture 6. Citons les vœux à la presse du ministre de la Culture de l’époque, Frédéric Mitterrand : la « culture pour chacun », c’est « une carte des spectacles lisible où chacun peut trouver le chemin des genres et des artistes qu’il affectionne » (19 janvier 2010). Or le rapport culturel tel que je le présente oblige à séparer le pour tous (illimité) du pour chacun (infini). L’illimitation de la « culture pour tous » n’a rien à voir avec l’infini de la « culture pour chacun ». Le rapport culturel est un illimité fini.

(Peut-être que le rapport marchand n’est qu’une étape avant la mise en relation culturelle, qu’il n’y a qu’une différence de degré entre les deux, différence qui tient aux résidus de rapport culturel qui émaillent le discours du rapport marchand. C’est dire peut-être la dépendance dans laquelle se trouve, encore et mal gré qu’il en ait, le rapport marchand sinon à l’égard de l’idéologie du rapport, du moins à celui des subsides publics que le rapport conditionne.)

2. s’adresser à tous

Cette station par les outils de la logique fait signe vers une autre manière de travailler la question de la programmation, qui est de nommer la culture dans son rapport à l’universel. (Programmer : est-ce le bon mot ? Qu’on le remplace par produire ou choisir au moment où nous en sommes ne change rien.) La culture (comme projet politique) repose sur le principe d’un s’adresser à tous. C’est là son moto, sa devise essentielle et programmatique. Il y a un tous auquel la culture s’adresse. C’est le principe du geste de la culture publique, si l’on considère qu’il y a lieu de financer avec de l’argent public des espaces dévolus à l’art (on peut ne pas, dans ce cas, tout cela ne se pose plus). Or l’hypothèse que je veux soumettre ici est que s’adresser à tous est un impossible nécessaire. Le rapport culturel est un impossible – je ne sais pas s’il est un impossible de même nature que le rapport sexuel selon Lacan mais on aura reconnu la référence. (Parmi les nombreux aphorismes du psychanalyste figure le fameux « Il n’y a pas de rapport sexuel. ») Sa difficulté (c’est un euphémisme) est de définir à la fois une des structures de notre pensée moderne, une de ses exigences, et de délimiter une zone d’impossible. S’adresser à tous désigne tout à la fois une injonction et un impossible. C’est peu dire que la notion galvaudée de « crise de la culture » peine à saisir cet impossible – on pourrait même dire que c’est faute de le faire que ses discours ne cessent de proliférer. C’est faute de s’affronter à l’impossible du rapport culturel qu’a lieu tout ce qui se déploie aujourd’hui et se donne comme réponse à la crise culturelle.

Il y a plusieurs façons de se dérober à la difficulté de penser le s’adresser à tous, qui sont à chaque fois une torsion d’une portion du principe, l’adresse et le tous. La principale, et la manière contemporaine que nous avons de comprendre le rapport culturel, est de rabattre le s’adresser à tous sur un plaire au plus grand nombre. L’illusion de l’industrie culturelle est d’affirmer que plaire au plus grand nombre, l’efficacité du mainstream, est un s’adresser à tous réaliste et réussi. Pragmatique ! En vérité les deux adresses sont distinctes, la différence est simplement gigantesque (même si cela ne veut pas nécessairement dire que les objets auxquels elles renvoient chacune soient tous et obligatoirement différents). Le mode mainstream n’est pas illégitime, mais cela commence à poser problème quand la culture mainstream se pose comme l’aboutissement tant attendu de la culture populaire : l’industrie culturelle dominante réaliserait le populaire dans sa visée historique, subsumant notamment la sempiternelle opposition entre culture savante et commerciale.

Double illusion.
D’abord en ce que cette représentation occulte toute la dimension de domination en jeu dans l’industrie culturelle – rien de moins Bisounours que l’objet Bisounours. Le livre de Frédéric Martel Mainstream (Flammarion, 2010) détaille cette guerre culturelle mondiale à la lettre – culturelle signifiant ici, dans le même temps, esthétique, financière et juridique. La spontanéité de la nouvelle culture populaire est un mensonge, ce que pointaient Adorno et Horkheimer en refusant l’expression de culture de masse qui faisait croire à une émanation sociale autonome, lui préférant la notion d’industrie culturelle. Il serait naïf d’imaginer que le théâtre échappe à cette question en raison de sa nature « artisanale » : l’industrie culturelle n’est pas nécessairement un mode de fabrication, elle en passe d’abord, précisément, par un mode d’adresse.

Ensuite, et principalement parce que le tous, cet universel que postule la culture dans son geste même, qui à la fois conditionne et suspend le projet culturel, n’est pensable que si l’on renonce à le considérer comme un ensemble existant. Tous ne préexiste pas à ce qu’on lui adresse. Gérard Bras dit qu’il y a trois peuples, ou plus exactement que le mot peuple se distribue selon une triple polarité dont les acceptions ne sont jamais tout à fait pures mais qui structure ses usages : le peuple juridique, le peuple social, le peuple ethnique 7. Par commodité il les appelle respectivement populus, plebs et Volk. Le geste programmatique du s’adresser à tous de la culture nous oblige à poser une quatrième nature de peuple, qui est un peuple d’adresse, un tous supposé avant que d’être atteint. Autrement dit, le tous de la culture publique n’appartient pas à l’ordre des catégorisations du public, il les récuse même dans son principe. J’ai détaillé cela ailleurs, notamment dans la saga haletante sur le populaire, que je dois d’avoir écrite à l’initiative de Christophe Rauck, d’ailleurs.

Mais énoncer que le tous auquel s’adresse ce que la culture pose comme public est un ensemble qui n’existe pas, qui n’existe que dans le geste, précisément, de cette adresse, est au pire une lapalissade, au mieux une nouvelle porte à franchir vers une nouvelle question. Comment penser ce tous à partir du moment où l’on a décidé qu’il n’était pas soluble dans les ensembles existants ? (Il y a plus d’une dizaine d’années, au Lavoir Moderne Parisien, à Paris, une compagnie se flattait de réunir « toute la société française » dans le public de ses spectacles : il y aurait eu une représentation (homothétique ?) de chaque classe sociale, âge, sexe, que sais-je ?, à chacune de ses soirées. Du moins cette absurdité-naïveté avait-elle l’intérêt de pointer et l’enjeu et l’illusion.)

La crise de la culture est en vérité la crise de l’universel qu’elle désigne, et la culture est finalement l’un des nombreux lieux de mise en crise de cette notion. Depuis les attaques contre l’universel des mouvements antiracistes, homosexuels et féministes des années 1970, nul n’ose plus défendre de façon crédible un universel qui se dénonce vite lui-même comme l’ultime signifiant du pouvoir, l’autre nom du WASP colonial et hétéronormé. On peut accuser le discours mainstream de la même opération de cache et d’appropriation illégitime : la culture dominante n’a de populaire que sa prétention à l’incarner, elle est en vérité l’effet de la force de frappe sociale et politique d’un système donné. Ce que cette illusion a pour elle est une forme de réification culturelle : l’évacuation de toute question politique (de production) en raison d’une forme d’individualisme méthodologique qui pose les goûts comme choses privées. De la même manière mais d’un autre point de vue, le discours de la crise de la culture si galvaudé dans les années 1990-2000 pose que la culture publique n’est jamais qu’une subvention accordée aux classes moyennes cultivées, à la bourgeoisie de gauche en somme. On ne saurait réduire ni les politiques culturelles ni leur crise à cela, mais c’est encore une manière de casser la prétention universaliste du dispositif public.

Aussi le récent débat sur la scène intellectuelle française autour du nom juif, porté notamment par Alain Badiou et Jean-Claude Milner, n’oppose-t-il que des théories qui entendent articuler universel et singulier. Si les attendus de ces deux interlocuteurs sont différents, leur enjeu est le même. « Quelles sont les conditions d’une singularité universelle ? » demande Badiou. Quant à Milner, il établit la distinction entre un universel facile – l’universel chrétien fondé sur la promotion du quelconque – et l’universel difficile, le bon universel, qui ne serait pas laminage du singulier 8. Je préfère ne pas développer ici ce qu’exigerait de le démontrer mais il me semble que l’une et l’autre de ces théories échouent à produire une définition substantielle d’un universel qui en effet s’écarterait de cet universel rouleau compresseur qu’ils disent réfuter tous deux, depuis des exigences différentes. Je le ferai dans une étape ultérieure. Or c’est pourtant exactement ce qui pourrait nous aider pour notre affaire culturelle.

La psychanalyse a contribué au retravail de cette notion d’universel au XXe siècle. Lacan a établi, à partir de la question des ensembles, des différences selon la position « homme » ou la position « femme ». Un homme n’appartient pas à l’ensemble « homme » de la même manière que les femmes le font, ils ne font pas « tout » de la même façon. Mon hypothèse – je finirai sur l’indication de cette direction – est qu’il faut travailler avec les mises en cause de l’universel par les deux signifiants femme et juif pour tenter de penser un universel pour la culture qui tienne.

La pensée de l’universel en matière de culture achoppe sur une alternative négative : soit on pose un universel – un objet pour tous – qui induit en fait une prise de pouvoir, soit on renonce au geste politique qui va avec. Dans le premier cas, on a affaire à l’illusion, en particulier de l’industrie culturelle contemporaine, qui croit que c’est l’objet qui porte l’universel. J’ai supposé ici, au contraire, que c’était le rapport culturel qui en était le gage. Et que ce rapport délimitait un impossible. Il y aurait bien sûr une facilité à s’en accommoder, sur le mode d’un « l’essentiel est dans la question », ou d’un « le peuple manque », quand la formule est galvaudée. Soit on condamne le rapport culturel comme scène d’un colonialisme, soit on tente de le penser, non pas comme difficile, mais comme un impossible. Je ne sais pas encore s’il y a un bénéfice à le tenter mais posons momentanément ceci : s’adresser à tous n’est pas impossible, c’est un impossible, c’est-à-dire qu’il y a lieu d’y penser – autre chose. À suivre donc.

 

Diane Scott

 

1. « ‹ Émergence ›, l’institution et son autre », Théâtre/Public, mars 2012. 

2. « (…) on pourrait donc définir la psychothérapie institutionnelle, là où elle se développe, comme un ensemble de méthodes destinées à résister à tout ce qui est concentrationnaire. Concentrationnaire, c’est peut-être un mot déjà vieilli, on parlerait actuellement bien plus de ségrégation. Or, ces structures de ségrégation existent partout, de façon plus ou moins voilée. Tout entassement de gens, que ce soient des malades ou des enfants, dans n’importe quel lieu, développe, si on n’y prend pas garde, des structures oppressives. Simplement le fait d’être dans un collectif, avec une armature architecturale et conceptuelle vieux jeu. La psychothérapie institutionnelle, c’est peut-être la mise en place de moyens de toute espèce pour lutter, chaque jour, contre tout ce qui peut faire reverser l’ensemble du collectif vers une structure concentrationnaire ou ségrégative. », Jean Oury, Marie Depussé, À quelle heure passe le train, conversations sur la folie, Calmann-Lévy, 2003. 

3. Quand je dis « engorgement du spectacle », je ne dis en aucun cas « trop de compagnies ». Privilégions ce qu’en dit Olivier Neveux, auteur de Politiques du spectateur (La Découverte, 2013) : ne pas parler de trop de compagnies, mais de trop de spectacles. 

4. Voir notamment le travail de documentation et d’édition effectué par Chantal Meyer-Plantureux. 

5. Je reprends les exemples de l’auteur : Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier, 2003, en particulier dans « Les pièges du tout », p. 17 et suivantes. 

6. « À chacun sa culture », entretien avec Michel Simonot, Regards, mars 2011. 

7. Les Ambiguïtés du peuple, Pleins Feux, 2008. 

8. Voir notamment, et respectivement, Saint Paul, PUF, 1997, p. 14 et suivantes, et Le Juif de savoir, Grasset, 2006, p. 103 et suivantes.