J’ai un problème avec les jeux vidéo

Le jeu vidéo est l’autre du théâtre. À la première industrie de divertissement du monde en termes de chiffres d’affaires s’oppose ce vieil artisanat en mal de soutiens, publics comme privés. À l’ennemi public numéro 1, responsable de toutes les tueries adolescentes, s’oppose encore l’art civilisateur ou bourgeois par excellence. Même la notion d’art les renvoie chacun à son monde particulier : le jeu vidéo aspire à l’étiquette pour sa réputation, et accessoirement pour se porter candidat à quelques subventions, le théâtre s’en tient aussi loin que possible comme si c’était la dernière malédiction susceptible de lui aliéner le « populaire » auquel il aspire. Pourtant, au-delà de ces clichés, quelque chose les concerne peut-être communément : la structuration de leurs champs respectifs selon une logique centripète et l’interrogation qui va avec de l’existence d’espaces de travail autonomes.
Anna Anthropy est critique et game designer et sa conception du jeu vidéo, défendue dans un livre paru en 2012 à New York, est une manière, tout à fait politique, de répondre à notre question « qu’est-ce qu’un lieu ? » Nous publions ici la traduction de son premier chapitre. Rise of the Videogame Zinesters (La marche des fanzineurs de jeux vidéo) est un pamphlet contre l’usage majoritaire du jeu vidéo, c’est aussi un petit manuel pour penser une pratique, comme art ou comme loisir, mais avant tout comme un lieu commun, et le lieu commun sur le modèle du fanzine. Au moment où d’aucuns parlent de la disparition de toute extériorité radicale, ce texte postule l’existence de lieux hors champ et défend la possibilité du fanzine comme fourmillement contre-culturel.

 

 

J’AI UN PROBLÈME AVEC LES JEUX VIDÉO1.

 

CHAPITRE 1 DE LA MARCHE DES FANZINEURS DE JEUX VIDÉO, ou comment des dingues, des lambdas, des artistes, des rêveuses, des marginaux, des queers, des femmes au foyer et des gens comme vous sont en train de reconquérir une forme artistique.2

 

Un tas de gens semblent avoir des problèmes avec les jeux vidéo ces derniers temps. Le danger qu’ils présentent pour les enfants est un marronnier des présentateurs de journaux télé ; soit parce qu’ils leur apprennent à voler des voitures et à tuer des flics, soit parce qu’ils les mettent réellement en contact avec des prédateurs qui jouent en ligne pour trouver leurs proies. Les chefs religieux quant à eux n’ont pas perdu de temps pour condamner les pièges à âmes innocentes que sont les jeux vidéo, et les psychologues en pantoufles les accusent de transformer les gamins en ermites sociopathes.

Les gens blâment les jeux vidéo parce que les jeux vidéo sont omniprésents dans la culture populaire. Ils sont sur nos ordinateurs et nos téléphones portables, dans nos maisons, nos sacs à main, nos poches. Que vous jouiez ou non, il vous est difficile d’échapper au marketing qui les entoure. Lorsque la télévision ne vous dit pas que vous devez en avoir peur, elle vous incite à les acheter, et à boire du Mountain Dew au goût de World of Warcraft 3 pendant que vous jouez.

Voilà quelques-uns des problèmes que les gens ont avec les jeux vidéo. Mais moi, quel est mon problème avec les jeux vidéo ?

En tant que femme transgenre queer vivant en 2012 dans une culture imprégnée de jeux vidéo – une culture au sein de laquelle je ne suis qu’à quelques clics d’un jeu numérique lorsque je m’installe à mon clavier, même si je n’ai pas pris le temps d’acheter ou d’installer un seul jeu sur mon ordinateur – je dois me plier en quatre pour trouver le moindre jeu mettant en scène une femme queer, pour trouver un seul jeu qui ait à voir avec ce que j’ai vécu.

Et ce en dépit du fait que les jeux vidéo en Amérique et ailleurs sont une industrie et une institution. J’ai déjà évoqué World of Warcraft, un jeu dans lequel il faut accomplir des tâches répétitives pour faire grimper les statistiques des personnages. Restons dans le domaine des chiffres puisque nous y sommes entrés. L’ESA – c’est-à-dire l’Entertainment Software Association (Association du Logiciel de Divertissement), qui passe la moitié de son temps à convaincre la population que les jeux vidéo valent mieux que notre rage à leur égard, et l’autre moitié à poursuivre en justice toute personne qui distribue des jeux dont les actionnaires ont depuis longtemps arrêté la distribution ou l’exploitation – affirme qu’en 2009, 68 % des foyers américains jouaient à des jeux vidéo 4. Pour la seule année 2008, 269 100 000 jeux ont été achetés (le terme employé par l’ESA est « unités ») 5.

Par conséquent, les jeux numériques sont de fait parmi nous, et ils prennent beaucoup d’espace. Cependant aucun de ces jeux ne me concerne, moi ou quelqu’un comme moi.

De quoi parlent les jeux vidéo ?

En règle générale les jeux vidéo parlent de types qui tirent dans la tronche d’autres types. Parfois ce sont des nanas qui tirent dans la tronche de mecs. Parfois les mecs qui se font tirer dans la tronche sont des orques, des zombies ou des monstres. La plupart des autres jeux auxquels l’ESA fait référence lorsqu’elle utilise le mots « unités » sont des jeux abstraits ; l’histoire d’un carré bleu qui attend qu’un joueur le positionne sur une ligne à coté de deux autres carrés bleus afin de disparaître à jamais. La poignée de jeux commerciaux qui mettent en scène des protagonistes féminins dans un autre rôle que celui de meurtrière les condamnent à la servitude : serveuse dans un restoroute (ou lors d’un mariage, ou bien vendeuse de fringues ou d’animaux domestiques). Ce qui ne veut pas dire que les jeux de tirs en pleine tête ne valent rien, mais si quelqu’un essaie de se faire une idée de l’expérience humaine en regardant exclusivement ce qui se fait dans les jeux vidéo, il imaginera qu’elle consiste globalement à tirer dans des types et à prendre des commandes au restaurant. Nul doute qu’une forme artistique ayant autant de poids dans la culture populaire aujourd’hui que le jeu vidéo a mieux à offrir qu’une vision aussi étroite de ce qu’être humain signifie.

Ah oui, à partir de maintenant je parlerai des jeux vidéo comme d’une forme artistique. Ce que je veux dire par là c’est que les jeux, numériques et autres, transmettent des idées et une culture. C’est quelque chose qu’ils ont en commun avec les poèmes, les romans, les albums de musique, les films, les sculptures et les peintures. Un tableau traduit ce que signifie faire l’expérience du sujet à travers une image ; un jeu vidéo évoque ce que signifie faire l’expérience du sujet à travers un système de règles. Si les jeux vidéo sont comparés défavorablement à d’autres formes d’art comme les romans, les chansons et les films – et ils sont réellement comparés défavorablement à ces autres formes, sinon la rédaction de ce paragraphe pour défendre l’idée que les jeux vidéo sont un art aurait été inutile –, cela a sans doute à voir avec les perspectives limitées qu’ont offertes les jeux vidéo jusqu’à maintenant. Imaginez un monde dans lequel on assigne une valeur aux formes artistiques selon le nombre de gouines qu’elles mettent en scène. C’est le monde dans lequel je vis ; c’est la valeur que les jeux ont pour moi. Et pourquoi pas ? Le nombre de récits issus de cultures marginalisées qu’une forme artistique véhicule – écrits par des gens qui sont montrés du doigt par la pensée dominante – nous dit quelque chose à propos de la maturité de cette forme. Si une forme artistique a attiré un nombre suffisant d’auteurs et de voix, au point que plusieurs d’entre elles proviennent d’expériences à l’écart de la norme sociale et s’inspirent de ces expériences et de ces voix lorsqu’elles créent dans cet art, ne peut-on pas dire de ce dernier qu’il a atteint une maturité culturelle ?

Il va sans dire qu’il y a plein de lesbiennes dans les romans et dans les films, comme dans l’industrie de l’édition et du cinéma. Les comics états-uniens existent depuis 1896 – soit depuis plus de cent ans – mais ils sont toujours l’objet d’un débat, au même titre que les jeux vidéo, quant à leur valeur artistique et culturelle. Néanmoins me vient à l’esprit une foule de femmes queer qui écrivent des comics : pour n’en citer qu’une poignée, Diane DiMassa, Alison Bechdel, Jennifer Camper, Kris Dresen et Colleen Coover, dans l’ordre décroissant de déceptions qui furent mien-nes lorsqu’elles prirent la défense du Michigan Womyn’s Music Festival 6. Et je ne parle que des comics imprimés, dans un monde où la majorité des comics sont publiés sur l’internet.

Dans Dykes to Watch Out For 7, Alison Bechdel (une lesbienne à suivre) explique les critères qu’elle utilise pour décider si oui ou non elle regardera un film. Cette méthode d’évaluation est connue désormais sous le nom de Test de Bechdel : le film doit (1) mettre en scène au moins deux femmes qui (2) parlent entre elles à propos (3) d’autre chose que d’un homme. Par conséquent, pour-quoi les jeux vidéo échouent-ils à ma propre variante du Test de Bechdel ? Pourquoi n’y a t-il pas de lesbiennes dans les jeux vidéo ?

Je sais que depuis quelques pages, il démange au moins à l’un ou l’une d’entre vous d’intervenir pour signaler des jeux comme Fear Effect 2: Retro Helix et Mass Effect, qui incluent tous deux des scènes dans lesquelles des femmes embrassent d’autres femmes, que ce soit devant la caméra ou hors champ. Dans Fear Effect 2, des femmes se tripotent pour le seul bénéfice d’une audience masculine à qui les créateurs du jeu espèrent le vendre. (En fait la première scène montre la protagoniste en train de se déshabiller comme si elle était filmée par une caméra cachée, ce qui nous renseigne sur le type de relation qui s’établit là avec le joueur.) Et la scène torride entre copines de Mass Effect n’est qu’une option parmi beaucoup d’autres constituant une arborescence de dialogues cousus de fil blanc. Elle n’offre rien qui ressemble vraiment aux appétits, aux désirs et aux troubles que deux femmes éprouvent l’une pour l’autre. Cependant, mis à part ces échecs sur le plan esthétique, ce qu’il y a de plus singulier dans ces histoires, c’est qu’elles sont généralement écrites par des hommes blancs diplômés de l’Université. Ces séquences n’ont pas été créées par des femmes queer s’inspirant de leurs propres expériences.

Pourquoi est-il rare de trouver des jeux vidéo créés par des artistes lesbiennes ?

Les limitations propres aux jeux vidéo ne sont pas que thématiques. Lorsque je reproche aux jeux vidéo de ne proposer globalement que de tirer des balles dans la tête de gugusses, c’est une critique qui touche également à leur conception. La plupart des jeux sont des copies de succès commerciaux. Ils se jouent comme les autres jeux, se ressemblent tant dans leur forme que dans leur structure, disposent des mêmes touches pour interagir de la même manière avec leurs univers (la souris sert à viser, le clic gauche à tirer), et présentent les mêmes défauts. S’il existe un gigantesque fonds d’expériences dans lequel les jeux vidéo ne cherchent pas à puiser, le vivier de choix esthétiques et conceptuels à coté duquel ils passent sans sourciller n’en est pas moins riche. Je ne crois pas non plus qu’il soit possible de séparer ces deux problèmes. Nous avons besoin de différentes formes d’interaction avec les jeux pour pouvoir raconter des histoires différentes. Pourquoi y a-t-il une telle uniformité dans les jeux vidéo tant en termes de contenu que de conception ?

Le problème avec les jeux vidéo c’est qu’ils sont créés par un petit groupe de personnes qui fonctionnent en circuit fermé. Les jeux numériques proviennent essentiellement d’une seule et même culture. Lorsque les ordinateurs commencèrent à être implantés dans les campus universitaires ou les laboratoires, les ingénieurs étaient les seuls à pouvoir y accéder, à disposer du temps de loisir nécessaire et des connaissances techniques pour apprendre à jouer à ces machines. Il n’est pas surprenant que les jeux qu’ils ont conçus alors se soient inspirés de leurs propres expériences : des simulations de physique, des aventures spatiales issues d’univers de science-fiction qu’ils aimaient, des scénarios du jeu de rôle sur table Donjons et Dragons autour desquels ils se retrouvaient entre amis. Tandis que les ordinateurs quittaient les laboratoires pour pénétrer dans les foyers, les jeux que les programmeurs hackaient 8 ensemble devinrent des produits vendables – surgirent alors des commerciaux pour en faire des produits juteux. Et pendant que les hommes d’affaires et les services marketing transformaient les jeux vidéo en industrie génératrice de milliards de dollars, les éditeurs s’érigèrent en cerbères du monde de la création vidéo-ludique.

Les jeux grand public sont devenus dispendieux : si l’on en croit l’un des intervenants de la conférence High Performance Graphic de 2009, Gears of War 2 – l’un des fers de lance de l’industrie dans la catégorie « mecs qui mitraillent sur des trucs » – avait un « budget de développement » de douze millions de dollars 9. (Le « développement » correspond seulement au coût de la création du jeu – il n’inclut pas tout le pognon claqué sur le jeu en marketing, en fabrication et pour l’expédition des produits.) Si le jeu a coûté autant à produire, vous pouvez facilement imaginer ce qu’il a fallu qu’il rapporte en ventes avant de faire le moindre bénéfice. Juste un indice : plus de douze millions de dollars. Avec de telles sommes d’argent dans la balance, les éditeurs et les actionnaires ne laisseront jamais passer un jeu expérimental, que ce soit en termes de contenu ou de conception. L’éditeur n’ira pas au-delà de l’effort minimal à fournir pour différencier son jeu de tous les autres jeux conçus sur le même modèle préalablement implanté et qui sont vendus à un public d’ores et déjà identifié.

Dès lors, une spirale infernale se met en place : les éditeurs ne cautionnent que des jeux construits sur un modèle ayant déjà fait ses preuves afin d’être commercialisés auprès de publics déjà identifiés, et seulement auprès de ces publics-là. Les publics dont il est question sont composés essentiellement de jeunes adultes, et majoritairement d’hommes. Et ce sont ces mecs, baignant depuis longtemps dans la culture des jeux ambiante, qui sont amenés un jour à entrer dans l’industrie du jeu vidéo pour prendre part à leur création. La population qui crée les jeux devient de plus en plus auto-référentielle et homogène : c’est le même petit groupe de gens qui crée toujours les mêmes jeux pour eux-mêmes.

Les jeux vidéo, tels qu’ils sont conçus en règle générale aujourd’hui, proviennent d’une seule et même vision dont ils perpétuent la transmission. Qu’une forme artistique dans son ensemble puisse être dominée par cette seule perspective sur le monde et qu’un petit groupe de privilégiés ait le monopole de la création artistique devrait nous terrifier. Avant l’adoption de l’imprimerie, l’Église était responsable de la création des livres, et dans les monastères, les livres que les moines copiaient à la plume en latin étaient principalement la Bible, ou des livres qui ne voyaient rien à redire à la Bible. L’idée n’est pas tant ici de faire le procès de la Bible que de démontrer le pouvoir qu’une seule institution détient sur une forme artistique, et donc sur une culture, lorsqu’elle a le pouvoir de décider quelles œuvres peuvent exister au sein de cet art. C’est pourquoi l’imprimerie, en permettant à d’autres personnes d’imprimer leurs propres versions de la Bible dans leur propre langue – et in fine de publier des livres qui n’avaient rien à voir avec la Bible – eut un rôle à jouer dans la décentralisation de l’autorité religieuse en Europe.

L’imprimerie fait partie intégrante de la technologie. Si les jeux numériques, en tant que forme artistique souvent décrite comme déterminée par la technologie (sans que cela soit complètement vrai), peuvent être comparés aux livres, où se trouve leur imprimerie ?

ce dont les jeux vidéo ont besoin

Il existe un jeu vidéo à propos d’une lesbienne qui convainc sa copine d’arrêter de boire. La culture main-stream des joueurs n’a globalement jamais entendu parler de ce jeu. Je le connais, ce jeu, parce que c’est moi qui l’ai créé.

J’ai créé Calamity Annie en 2008. Je l’ai fait toute seule : j’ai écrit les dialogues, composé la musique, conçu les règles, édité les scripts du jeu et dessiné tous les personnages. Il fut terminé en deux mois. La nourriture ingurgitée durant cette période représenta les seuls frais de développement. J’ai créé le jeu grâce à un logiciel qui s’appelle Game Maker, et qui, à l’époque, coûtait quinze dollars. Je suis loin d’être la seule personne à avoir utilisé Game Maker, et très loin d’être la seule personne qui fabrique des jeux numériques à l’écart du modèle prôné par les éditeurs de l’industrie du jeu vidéo. Il y a des centaines, si ce n’est des milliers, de créateurs et créatrices comme moi. Une poignée d’entre eux et d’entre elles ont obtenu une certaine reconnaissance auprès du grand public, comme Jonathan Blow et Jason Rohrer, auquel le magazine Esquire consacra un portrait. Mais ces mecs blancs et friqués étaient des programmeurs professionnels avant de s’aventurer dans le jeu vidéo, et ils ne sont donc pas représentatifs de la nouvelle dynamique qui m’enthousiasme : les amateurs et les non-programmeurs qui créent leurs premiers jeux. Il existe une flopée d’outils qui permettent aux gens de fabriquer et de distribuer des jeux sans avoir eu à écrire une seule ligne de code ou à franchir les portes gardées par les éditeurs. Dans les années à venir, il y aura beaucoup plus d’outils encore. J’espère qu’il y aura également beaucoup plus de personnes.

J’ai entendu une critique un jour à propos de la formule « ce dont les jeux vidéo ont besoin », qui pourrait être souvent reformulée avec plus d’honnêteté en « ce que je veux des jeux vidéo ». Dans ce cas, ce que je veux des jeux vidéo est l’écho d’une pluralité de voix. Je veux des jeux qui proviennent d’un ensemble d’expériences plus large et proposent un éventail plus varié de regards sur le monde. J’imagine – et vous invite à imaginer avec moi – un monde dans lequel les jeux vidéo ne seraient pas fabriqués par des éditeurs pour le même public étriqué, mais un monde dans lequel les jeux sont écrits par vous et moi pour que nos semblables en profitent.

C’est quelque chose que l’industrie du jeu vidéo, telle qu’elle existe aujourd’hui, ne peut pas nous donner. Je pense souvent aux fanzines – magazines et livres auto-publiés et auto-distribués. Faites-moi don d’un dollar et d’une enveloppe timbrée à votre adresse ; je vous enverrai un bouquin agrafé par mes soins fait de chroniques de mon quotidien, ou de photographies de recoins insolites de ma ville, ou encore de récits documentés de meurtres qui ont fait date, ou de blagues sur la faune et la flore marines. (What does the merman’s waiter bring ? He brings the MERMANATEE.) 10 J’aime me représenter les jeux comme des fanzines : comme des véhicules à idées et à culture qui se transmettent de personne à personne, à l’instar d’objets personnels plutôt que comme des créa-tions impersonnelles forgées par des équipes de quarante-cinq artistes et quinze programmeurs, ce qui fut le cas pour Gears of War 2.

L’internet en particulier a rendu à la fois possible et simple l’auto-publication et la distribution de jeux. Non seulement les auteurs sont capables de mettre des œuvres en ligne, mais ils peuvent également trouver leurs publics. Les éditeurs veulent être les garde-barrières de la création vidéo-ludique, mais l’internet a ouvert ces barrières.

Le seul frein à la création de jeux actuellement reste la capacité technique à concevoir et créer ces jeux – et là aussi c’est un problème qui en est train de se résoudre.

Il fut un temps où la création de jeux numériques était limitée à ceux qui savaient comment parler aux ordinateurs : les ingénieurs et les programmeurs, les gens qui savaient coder. Dans l’industrie des jeux vidéo contemporaine, les codeurs sont un maillon indispensable de la hiérarchie de production, puisque les jeux auxquels nous jouons sur nos machines nécessitent des créateurs capables de négocier avec ces machines. La création de jeux est intimidante pour quelqu’un qui ne code pas de manière professionnelle. Mais de plus en plus d’outils de création de jeux vidéo sont pensés et conçus pour des gens qui ne sont pas des codeurs émérites. Il est désormais possible pour des personnes qui n’ont aucune expérience de la programmation – amateurs, concepteurs de jeux indépendants, fanzineurs – de réaliser leurs propres jeux et de les distribuer en ligne.

Ce que je veux des jeux vidéo, c’est que la création soit ouverte à tous, et pas seulement aux éditeurs et aux programmeurs. Je veux des jeux qu’ils aient une dimension personnelle et offrent du sens, et ne soient pas simplement de la bouillie prémâchée pour un public institué. Je veux que la création de jeux vidéo soit décentralisée. Je veux que tout le monde puisse accéder sans contrainte à l’acte créatif. Je veux que les jeux ressemblent aux fanzines.

C’est un défi de taille, mais ce monde-là est en train de se construire à l’instant même où vous lisez ces lignes.

ce que vous voulez est-il vraiment ce dont les jeux ont besoin ?

Mais finalement, pourquoi faut-il transformer les jeux vidéo ? Qu’est-ce que j’y gagne ? Et par ailleurs, qu’est-ce que les jeux y gagnent ?

En 2005, Roger Ebert, célèbre critique de cinéma, se fit remarquer en déclarant qu’il ne pensait pas que les jeux vidéo puissent être un jour considérés comme un art. (Par qui ? Par lui vraisemblablement.) Son argument, aux allures d’affirmation, consistait à dire qu’il ne croyait pas que des concepteurs de jeux puissent suffisamment exercer leur contrôle d’auteur sur l’expérience procurée par un jeu. Ebert s’est évertué ensuite à ne pas tenter de justifier ou défendre ce jugement, encore moins à participer à un quelconque débat, pour finalement, cinq ans après sa remarque initiale, déclarer qu’il aurait mieux fait de garder son opinion pour lui 11.

Je l’ai clairement dit plus haut, les jeux vidéo sont une forme artistique, et Ebert se plante. Mais en vérité, ça m’est égal qu’il se trompe ou non. Atteindre une « légitimité artistique » n’est pas une raison valable pour transformer les jeux vidéo. Qui légitime l’art ? Céder le droit de décider de la valeur des jeux vidéo à une autorité qui n’a rien à voir avec eux – ou concéder le droit de décider ce qui est ou non de l’art à une quelconque autorité en dehors de l’artiste – est un piège dans lequel il serait dangereux de tomber. Toute création est de l’art. Il n’y a pas à aller plus loin pour trouver une validation.

Ce dont la création a besoin c’est de liberté. Qu’une forme artistique existe devrait être suffisant pour que les gens soient en mesure d’y contribuer, d’y travailler. Nous disposons enfin des moyens permettant à d’autres personnes que les seuls programmeurs ou éditeurs de block-busters de créer des jeux – et la grande majorité des gens dans le monde ne sont pas des ingénieurs informatiques, ou des concepteurs travaillant pour Epic Games. Qu’obtenons-nous à donner à tant de gens les moyens de créer des jeux ? Nous héritons de plus de jeux qui explorent des territoires bien plus vastes, tant en termes de conception que de contenus. Un grand nombre de ces jeux seront de piètre qualité, bien évidemment ; la majorité des créations, quelle que soit la forme artistique, sont médiocres. Mais nous verrons bien plus d’idées intéressantes par la seule vertu du nombre grandissant de personnes qui créent un nombre croissant de jeux sans les obligations mercantiles auxquelles sont tenus les jeux de l’industrie. Je le répète, je parle d’amateurs, de gens qui fabriquent des jeux durant leur temps libre avec les outils qu’ils trouvent à portée de main. Et même si un jeu n’a aucune originalité, il a une dimension personnelle qu’aucun jeu conçu pour cibler des segments d’une population ne pourra jamais avoir. Et c’est un objet culturel qui contribue à enrichir notre monde.

Afin que vous puissiez vous représenter ce nouveau monde de jeux, dressons une comparaison entre le réseau de télévision et YouTube. Le premier dépense énormément d’argent et de temps à créer des contenus qui sont conçus pour plaire au plus petit dénominateur commun. Les émissions de chaînes télé ont besoin de se justifier financièrement : elles doivent attirer suffisamment de spectateurs pour toucher des revenus publicitaires. Par conséquent elles ne peuvent que rarement se permettre d’être brillantes, de prendre des risques ou de flirter avec l’étrange. (Un réalisateur a parfois suffisamment de force de caractère pour livrer bataille contre le réseau jusqu’à ce qu’il obtienne la création d’une émission qui présente ces trois caractéristiques. Mais c’est loin d’être la norme.)

YouTube : des millions de vidéos mises en ligne par des millions d’auteurs. Une grande majorité sont insipides : ennuyeuses, sans originalité, ou inregardables. C’est une chose à laquelle il faut s’attendre dans un univers où tout le monde est autorisé à contribuer. Mais d’autres sont sublimes, brillantes, de grande valeur : les vidéos Transgender in New York 12 de Grishno, les animations et la musique numériques surréalistes de Wendyvainity 13, ou encore les remixes des Simpsons par Shaneduarte 14. Aussi longtemps qu’il y aura une infrastructure, quelle que soit sa nature, des œuvres de valeur – celles réalisées à la fois par des amateurs dilettantes et par des artistes professionnels – pourront toucher leur public. YouTube a son propre système de classement d’utilisateurs et de contenus vidéo, mais les gens n’en sont pas moins enclins à partager des adresses de vidéos spécifiques avec certains de leurs amis à qui ils imaginent qu’elles peuvent plaire. Et il y a bien plus de valeur dans le contenu collectif de YouTube – même s’il faut admettre qu’il y a aussi plus de déchets que de trésors – que dans le contenu collectif d’un réseau de télévision, par le seul paramètre du nombre de personnes qui contribuent et l’écrasant volume de leurs contributions. Le contenu de YouTube est beaucoup plus varié également, puisque faire partie de l’industrie télévisuelle n’est pas un prérequis pour y accéder. Les émissions des chaînes de télévision sont toutes réalisées par des professionnels qui travaillent dans le milieu, ce qui représente un groupe de gens beaucoup plus restreint que le groupe de personnes qui possèdent une webcam. Le contenu de YouTube est réalisé bien plus vite et à un moindre coût parce qu’il n’est (généralement) pas conçu dans un but marchand : les vidéos peuvent être enregistrées et diffusées, puis leur valeur n’être estimée que plus tard.

YouTube donne également aux gens la possibilité de réaliser des vidéos d’eux-mêmes, de leurs amis et amies, de leurs enfants, et de leurs chiots – des vidéos instantanées – non pas pour tout le monde, mais pour eux et leurs cercles sociaux. YouTube est un moyen de transmettre une vidéo directement d’un auteur à un public – un public dont la taille et la singularité sont fixées par l’auteur. Les vidéos deviennent plus spécialisées, et par conséquent plus personnalisées. Une ressource qui était auparavant accessible seulement à celles et ceux qui avaient de l’argent et des compétences peut désormais être utilisée par quiconque a des aspirations personnelles. Si la télévision sur l’internet est en train de réinventer la télévision, imaginez dans quelle mesure des outils de conception pour non-programmeurs et la libre distribution des jeux en ligne contribueraient à réinventer les jeux vidéo.

la culture de l’aliénation

Restreindre la création de jeux à un petit groupe vivant en huis clos mène non seulement à une stagnation de la création, mais également à l’aliénation de toutes les personnes exclues de ce groupe. J’ai évoqué la spirale infernale du cycle de production industrielle des jeux vidéo : les jeux sont conçus par une petite frange d’une culture à dominante masculine et commercialisés pour une petite frange du public à dominante masculine, ce qui à son tour produit une génération restreinte de concepteurs de jeux à dominante masculine. C’est une bulle, et elle fabrique globalement des produits qui n’ont aucun sens en dehors de cette bulle, c’est-à-dire pour celles et ceux qui ne sont pas encore immergés dans la culture des jeux vidéo.

Cela induit mécaniquement des conséquences. Il suffit de voir la manière dont les manettes de jeu ont évolué en parallèle de l’évolution des publics concernés. Les consoles de jeux des années 70 et 80, qui étaient commercialisés pour des publics de familles nombreuses issues des classes moyennes, étaient équipées de manettes d’une grande simplicité. L’Atari Video Computer System (Atari VCS ou Atari 2600) est doté d’un seul joystick 15 et d’un unique bouton. Et voilà à quoi ressemblait la manette de la NES, Nintendo Entertainment System, console de jeux sortie aux États-Unis en 1985 :

La manette de la NES dispose d’une croix directionnelle rose et de deux boutons rouges saillants. (Il y a également deux touches au centre de l’appareil de contrôle pour des fonctions secondaires telles que marquer une pause dans le jeu, mais la forme de la manette indique clairement qu’elles sont accessoires.) Vous utilisez la croix directionnelle pour déplacer votre personnage ou le curseur. Vous utilisez les boutons rouges pour réaliser des actions.

Après trente années passées à approvisionner un public qui ne cesse de jouer et d’étendre sa connaissance des jeux – un public qui va alors exiger des jeux de plus en plus complexes pour ne pas perdre l’intérêt qu’il leur porte –, les jeux et les manettes avec lesquelles les joueurs interagissent ont continuellement gagné en complexité. Mais ils ne sont pas devenus différents pour autant : des couches de complexité ont simplement été ajoutées aux mêmes rares modèles de jeux de référence et aux mêmes rares modèles de manettes de référence. Voici la manette pour la Xbox 360, commercialisée aux États-Unis en 2005 :

La manette de la Xbox 360 suit le même modèle que la manette de la NES : tenue entre les deux mains, avec les fonctions de navigation dévolues à la main gauche et le langage des actions à la main droite. Mais en lieu et place d’un simple pavé directionnel à gauche, de deux boutons d’action à droite et de touches de contrôle au centre, le pad, ou la manette, de la Xbox dispose non seulement d’un pavé directionnel mais également d’un joystick sur la gauche ; il comporte quatre boutons d’action et un autre joystick sur la droite ; il dispose de quatre boutons de tranche sur le dessus de la manette (deux de chaque coté), ainsi que trois boutons de contrôle au centre. (En outre, certains jeux requièrent du joueur qu’il « clique » sur l’un ou l’autre des joysticks comme s’il s’agissait d’un bouton, ce qui rajoute deux touches d’action.)

Les outils de préhension utilisés par les joueurs pour interagir avec les jeux orientent la conception de ces jeux. Un jeu pour la NES nécessitera peut-être un bouton pour sauter et un bouton pour tirer, et la croix directionnelle pour déplacer un personnage à gauche et à droite. Vous pouvez vous faire une idée du genre de jeux qui sont conçus pour des manettes à huit boutons et quatre joysticks. Imaginez que vous projetiez les films du Cremaster Cycle de Matthew Barney à quelqu’un qui n’a jamais été au cinéma. La somme de dextérité manuelle et d’expérience acquises à jouer qui sont nécessaires à la manipulation d’un jeu conçu pour la Xbox 360 rend la possibilité même de « jouer » inaccessible à celles et ceux qui ne sont pas déjà familiers des techniques de jeu. Et atteindre ce niveau de maîtrise des jeux exige un investissement en temps (et en argent – se tenir à jour des derniers jeux sortis a un coût) phénoménal et continuel. Cela signifie que des gens plus âgés – des gens ayant des familles et des obligations, des gens qui essaient d’élever des enfants, ou toute personne n’ayant pas de temps à investir – ont plus de difficultés à accéder aux jeux vidéo. En parallèle, et c’est l’un des effets secondaires d’une sélection qui n’a rien de naturel, les jeux payants durent de plus en plus longtemps, et vantent sur leur jaquette, en magasin, des dizaines et parfois des centaines d’heures de jeu. (Shin Megami Tensei: Persona 3, un jeu de 2008 pour la PlayStation 2, promet « plus de soixante-dix heures de jeu » sur la face arrière de l’emballage.) Qui dispose d’autant de temps pour s’adonner à un jeu vidéo ? Réponse : le public visé par les jeux de l’industrie, un public majoritairement jeune et masculin qui a un revenu disponible et peu de contraintes.

La culture que ce public crée et dans laquelle il baigne est un monde soumis aux blagues de potaches et aux marques, sortes de rituels permettant de savoir si oui ou non telle ou telle personne est de la tribu. C’est une culture élitiste, un environnement aliénant qui ne s’adresse qu’à lui-même. Ses interactions avec le monde extérieur sont résolument hostiles.

Jim Sterling est l’un des auteurs salariés de Destructoid, une des sources en ligne les plus consultées pour connaître l’actualité des jeux vidéo. Il a traité un jour ma copine de « salope féminiSSte » 16 sur Twitter. Ce n’est pas un nerd 17 paumé dans son coin ; c’est un « journaliste » que Destructoid paie pour écrire des articles sur des sujets aussi variés que de savoir si le pénis est plus puissant que le vagin parce qu’il peut violer 18, ou si les personnages féminins de Mortal Kombat ont des bites cachées. 19

Et si vous pensez qu’un tel individu ne peut franchement pas être pris au sérieux, que dire des centaines de ses lecteurs qui ont répondu publiquement à ma lettre ouverte à Destructoid (dans laquelle je déplorais l’attitude de Sterling) avec la ferme intention de nous intimider et de nous humilier ? 20

Comment peut-on attendre d’une femme, d’une personne trans ou de tout individu rationnel qu’il se sente suffisamment en sécurité pour faire partie d’une telle communauté ?

Ce que je veux des jeux vidéo c’est qu’ils s’adressent à un public plus large que la seule poignée de personnes d’ores et déjà impliquées dans leur production et leur consommation. Briser le monopole de la création vidéo-ludique, c’est briser le monopole de l’accès aux jeux.

au-delà du consommateur

À une époque où l’internet facilite la transmission et la dissémination des médias, il n’y a aucune raison pour que les gens acceptent que leur seule contribution au développement d’une forme artistique passe par la consommation, et donc le soutien financier à une « élite » de créateurs.

J’ai voulu réaliser des jeux vidéo le jour où, gamine, j’ai commencé à jouer à Bubble Bobble, jeu développé pour la NES par Fukio Mitsuji. Je dessinais des personnages sur du papier cartonné, les découpais, et disposais des courses d’obstacles afin qu’ils s’y déplacent – l’équivalent des niveaux de Bubble Bobble sur du parquet. Mais le bond technique pour numériser mes créations m’est resté hors de portée. Programmer avait quelque chose de mystique et de magique. Un jour je découvris le code : des applications on ne peut plus simples en langage BASIC. Mais une chose aussi évidente que de faire en sorte qu’un personnage se déplace sur un écran exigeait une connaissance pratique des boucles de contrôle, de savoir envoyer des informations dans la mémoire tampon et de maîtriser les mathématiques bit à bit avancées – tout ce qui, lorsque j’étais enfant, m’était tellement inaccessible que j’ai sublimé mon désir juvénile de réaliser des jeux jusqu’à très tard dans ma vie d’adulte.

Cela n’a plus rien à voir avec ce que nous vivons désormais. Il existe aujourd’hui, par exemple, un produit commercialisé dans les magasins de jeux vidéo – Warioware: D.I.Y. 21, conçu par Nintendo – qui permet à des joueurs de créer leurs propres petits jeux 22. Ce que fait Warioware: D.I.Y. c’est d’initier les joueurs aux concepts d’élaboration de règles, à l’utilisation de dessins et de sons pour indiquer au joueur où il en est dans le jeu, à l’écriture d’événements composant le jeu et à travailler ingénieusement dans la contrainte. Pour les enfants d’aujourd’hui, la création de jeux numériques n’a plus besoin d’être le processus mystique qu’il était lorsque j’étais petite.

Les enfants du XXIe siècle disposent également d’outils comme Stencyl 23, un logiciel libre destiné à créer des jeux et à les distribuer en ligne. Un site internet recense les boîtes à outils et ressources mis à la disposition par toute la communauté, sans restriction, de n’importe quel créateur individuel, pour qu’il puisse les utiliser dans ses jeux. Les règles sont assemblées dans Scratch 24, un système conçu par des programmeurs du MIT 25 pour pouvoir être manipulé par de jeunes enfants. Il suffit d’empiler des instructions simples comme on le ferait avec des pièces de LEGO.

Mais avant que n’existent des choses telles que Stencyl ou Warioware, j’ai réalisé des jeux et écrit des histoires numériques avec les moyens du bord : un vieux programme de création de jeux de tir sous DOS dont le nom m’échappe, l’éditeur de circuits d’Excitebike pour Nintendo, un éditeur de mondes en mode texte qui s’appelle ZZT. Les personnes qui ont quelque chose à dire trouveront toujours les ressources pour l’exprimer, et la liste est longue des gens futés qui utilisent tous les moyens à leur disposition pour modifier, détourner des jeux vidéo et en créer de nouveaux – pour prendre une place qui va bien au-delà d’un rôle de consommateur. Ce processus n’a jamais été plus simple qu’aujourd’hui.

the big crunch

Le sentiment trompeur que le savoir nécessaire à la création de jeux vidéo est inaccessible sans bénéficier d’une formation dans des institutions spécialisées est également la carotte utilisée par l’industrie des jeux vidéo pour inciter les aspirants game designers à venir travailler à l’intérieur de leur système – et à accepter des horaires démentiels et des conditions de travail absurdes. Il existe au sein de l’industrie du jeu un phénomène appelé « crunch mode » 26 : travailler seize heures par jour et rester au bureau jusqu’à ce que le jeu pour lequel vous êtes payé soit terminé. Ce n’est pas quelque chose que l’on vous propose de faire – c’est un prérequis, une condition normale de travail. Et c’est sans doute la raison pour laquelle la plupart des gens dans l’industrie du jeu, une fois leur santé mentale et physique réduite à néant, souffrent d’un syndrome d’épuisement professionnel et abandonnent après quelques années, se trouvant dès lors obligés de se recycler et de changer de métier. Selon l’IGDA, l’Association internationale des développeurs de jeux vidéo, c’est-à-dire l’entité la plus proche de ce que pourrait être un groupe de défense des employés de l’industrie, 34% des développeurs de jeux veulent quitter l’univers dans les cinq ans, et 51% – la moitié d’entre eux ! – ne pensent pas pouvoir tenir dix ans 27. C’est de la pure folie.

L’industrie s’en sort en toute impunité parce qu’elle a convaincu ses employés que ces boulots sont les seules portes d’entrée à la création des jeux vidéo. « Nous vous avons gracieusement permis de réaliser votre rêve d’enfant de créer des jeux vidéo. Nous vous payons même pour cela ! Et qui plus est, nous sommes le seul endroit où vous aurez la possibilité de le faire. » Mike Capps, un ancien membre du conseil d’administration de l’IGDA et le président d’Epic Games, a déclaré que sa société attendait de ses salariés qu’ils travaillent plus de soixante heures par semaine et de fait n’embauchait que des personnes dont elle était certaine qu’ils accepteraient ces conditions 28. L’IGDA n’a pas de position officielle sur les heures supplémentaires non payées que les personnes dont elle est la représentante sont obligées d’effectuer pour leurs employeurs.

Puisque l’industrie s’imagine incontournable – ou comme la seule voie existante pour créer des jeux –, elle ne sent pas dans l’obligation de changer, que ce soit dans l’intérêt des salariés ou dans celui de l’art. C’est une autre des raisons pour lesquelles frayer de nouveaux chemins dédiés à la création et la distribution vidéo-ludique a du sens. En discréditant la conviction qu’a l’industrie d’être la seule voie envisageable pour la création de jeux vidéo – et surtout pour gagner sa vie à créer des jeux –, nous forçons l’industrie à reconsidérer son attitude dictatoriale à l’égard des personnes qu’elle embauche. Les éditeurs ont besoin de gens créatifs qui réalisent des jeux pour eux. Nous venons de franchir le seuil d’une ère où les gens créatifs n’auront plus besoin d’éditeurs pour distribuer leurs jeux.

Créer plus de jeux et de meilleurs jeux représentera un vrai défi créatif pour l’industrie. Dépenser des millions de dollars dans le seul but de faire les mêmes jeux pouvant durer soixante-dix heures à destination des mêmes publics n’est plus viable alors que tant de gens veulent vivre des expériences de jeux différentes et ont les moyens de les trouver ailleurs. Les jeux développés par les amateurs ont le potentiel de changer le format dominant dans le monde du jeu vidéo : au lieu de jeux d’une durée de soixante-dix heures, fabriqués à coup de millions de dollars et vendus soixante dollars l’unité, les jeux vidéo peuvent être de courte durée et indépendants – moins d’une heure, suffisamment courts pour rentrer sans difficulté dans l’agenda d’une journée d’un joueur adulte. Plutôt que de se concentrer sur les fonctionnalités, c’est-à-dire les caractéristiques permettant de différencier des jeux similaires – « trente heures de jeu, douze armes uniques, accélération graphique avancée en quatre dimensions » –, les jeux pourraient désormais se distinguer par leurs idées. Prenez WW1 Medic par exemple, de Tarn Adams : un jeu où il ne s’agit pas de mitrailler à la chaîne des soldats ennemis mais d’essayer de les soigner après qu’ils ont été fauchés par des balles. Sauver ne serait-ce qu’une seule âme – sortir de la tranchée, récupérer un soldat tombé et le ramener en sécurité sous un déluge hallucinant de balles – est d’une difficulté incroyable. Le jeu se joue en quelques minutes, et transmet une vision de la guerre qui est sans doute plus riche que celle transmise par un jeu où des Marines s’adonnent au frotteurisme à grand renfort de tronçonneuses.

Les jeux indépendants réalisés avec des petits budgets et pour de petites audiences peuvent se permettre le luxe d’être plus expérimentaux, plus étranges ou plus intéressants que des jeux à douze millions de dollars qui doivent rentrer dans les clous pour assurer un retour sur investissement. Imaginez ce que pourrait créer une industrie du jeu vidéo qui ne serait pas obsédée par les succès commerciaux – ou à qui on ne demanderait pas de fabriquer des blockbusters.

à quoi les jeux sont-ils bons ?

Mais tout en sachant cela, pourquoi se préoccuper de l’accessibilité de la création vidéo-ludique alors même que d’autres formes – comme les romans ou les nouvelles – sont déjà établies et accessibles aux non-professionnels afin qu’ils puissent y consacrer du temps ?

Réponse : parce qu’à des arts différents conviennent différentes formes d’expression, et que certains sont plus adaptés que d’autres pour communiquer certaines choses. En règle générale, les films et les photographies sont mieux adaptés pour mettre en scène l’action et les détails physiques. Le roman est la forme la plus adaptée pour donner à entendre les monologues intérieurs et l’ambiguïté.

À quoi les jeux sont-ils bons ? Puisque les jeux se composent de règles, ils sont spécifiquement adaptés pour explorer des systèmes et des dynamiques. Les jeux sont particulièrement efficaces lorsqu’il s’agit de mettre en scène des relations ; les jeux vidéo donnent à vivre en premier lieu le rapport immédiat entre les actions et les décisions du joueur, et leurs répercussions. Les jeux sont une sorte de théâtre dans lequel le public est un acteur qui endosse le rôle d’un personnage – et vit l’expérience des singularités et de l’impact de ce rôle. Il est difficile d’imaginer un moyen plus efficace pour décrire une personne que de permettre à un joueur de l’incarner pour faire l’expérience de vivre comme elle.

Prenons, par exemple, un jeu intitulé We the Giants 29. La plupart des personnes qui se connectent sur le site de ce jeu afin d’y jouer – sous les traits d’un cyclope courtaud aux allures de bloc de pierre – seront incapables d’atteindre le but du jeu, une étoile très haut dans le ciel. Au lieu de cela, une grande partie des joueurs se voient confier la responsabilité de mourir volontairement dans une position qui permettra aux joueurs suivants d’utiliser leur corps devenu solide comme une marche dans un escalier en construction vers le ciel. Chaque joueur mène son cyclope vers la position de ce sacrifice ultime, appuie sur un bouton, écrit un message aux futurs joueurs du jeu, et contemple l’œil de son cyclope se fermer à jamais. Dès lors, le joueur ne sera plus jamais autorisé à rejouer au jeu ; et s’il se connecte sur le site, il pourra seulement regarder l’ascension de l’escalier dont son corps est désormais un élément.

Voilà une manière assez captivante d’explorer le thème du sacrifice dans une œuvre : demander aux joueurs de réellement se sacrifier, et leur montrer le sens de ce sacrifice au fil des générations. C’est une chose que quasiment seuls les jeux sont en mesure de faire, et nous n’avons pas encore commencé sérieusement à étudier les possibilités de cette forme d’expression.

C’est également ce type d’expérience – un jeu qui dure quelques minutes dans lequel il est demandé au joueur de commettre un suicide volontaire et auquel il n’est plus autorisé à jouer par la suite – qu’il est peu probable de voir sortir d’un système d’édition marchand exigeant de ses créations qu’elles se vendent par millions afin de justifier le fait d’avoir été créées. L’auteur de We the Giants, Peter Groeneweg, est un étudiant. Il a créé ce jeu au cours d’un défi mensuel consacré au « gameplay 30 expérimental » 31.

La capacité de pratiquer toutes les formes artistiques alliée au potentiel d’expression unique des jeux vidéo ne devrait pas être restreinte à une poignée de privilégiés (guidés par l’odeur de l’argent). Si tout le monde a les moyens de pratiquer une forme artistique, l’éventail d’œuvres à notre disposition sera infailliblement plus varié, plus expérimental et en dernier lieu bien plus riche.

Dans un discours prononcé à la Game Developers Conference de 2007, Greg Costikyan – un membre de conseils d’administration de l’industrie du jeu vidéo qui est également concepteur et critique – déclara : « Je voudrais que vous imaginiez un XXIe siècle dans lequel les jeux sont la forme artistique prédominante, comme l’a été le film au XXe siècle et le roman au XIXe siècle » 32.

C’est ce que je veux des jeux vidéo, et c’est ce que j’essaie de vous aider à imaginer. Tout au long de ce livre, j’espère vous aider à imaginer à quel point cette transformation des jeux – et de la place que prendront les jeux vidéo dans l’art et la culture du XXIe siècle – est non seulement nécessaire, mais inévitable.

 

Anna Anthropy
traduit de l’anglais (États-Unis) par Arkady Filin

 

1. Tout au long du livre, j’utiliserai ce terme ainsi que « jeux numériques » et « jeux électroniques » de manière indifférenciée. 

2. En exergue : Pour l’enfant que j’étais, le livre que personne n’aurait pu écrire à ma place. 

3. Note du traducteur : il s’agit d’une boisson gazeuse caféinée très populaire chez les joueurs de jeux vidéo aux États-Unis. 

4. ESA, 2009 « Sales, Demographic and Usage Data: Essential Facts about the Computer and Video Game Industry », p. 2, http://www.theesa.com/facts/pdfs/ESA_EF_2009.pdf. [NdT : les liens hypertexte sont indiqués par Anna Anthropy dans la version originale de 2012. Il peut s’avérer qu’ils ne soient plus valides.] 

5. Ibid, p. 10. 

6. Pour vous faire une idée de la controverse liée au festival Michfest, lire http://www.auntiepixelante.com/?p=1247. Je ne veux pas non plus dire que toutes ces artistes ont pris position à l’égard du festival. En réalité je suis juste très déçue par Diane DiMassa. 

7. NdT : en français Lesbiennes à suivre, Prune Janvier, 1994. 

8. NdT : un hacker désigne en informatique une personne qui essaie de décortiquer les ressources et systèmes qu’elle utilise afin de les comprendre, de les améliorer et éventuellement de créer ses propres outils dérivés. Le hacker est un bidouilleur. 

9. Tim Sweeney, « The End of the GPU Roadmap » (discours d’ouverture, High Performance Graphics 2009, New Orleans, 3 août 2009), http://www.highperformancegraphics.org/previous/www_2009/presentations/TimHPG2009.pdf

10. Blague sur la vie aquatique avec l’aimable autorisation d’Emily Alden Foster. NdT : « Qu’est ce que le serveur apporte au merman (triton) ? Il apporte un mermanatee ! », jeu de mots difficilement traduisible : merman-a-tee (il apporte un thé au triton) mais également mermanatee en un seul mot, soit une créature mythique végétarienne à mi-chemin entre un gamin mignon et un bel homme. 

11. « Je ne sais pas ce qui m’a pris de commencer à parler de jeux vidéo. Je n’exprimerais jamais un avis sur un film que je n’ai pas vu au préalable. Pourtant, j’ai asséné de manière dogmatique que les jeux vidéo ne peuvent pas devenir un art. Je le pense toujours, mais je n’aurais jamais dû le dire. » Journal intime de Roger Ebert, « Okay, kids, play on my lawn », 1er juillet 2010, http://blogs.suntimes.com/ebert/2010/07/okay_kids_play_on_my_lawn.html. 

12. http://www.youtube.com/user/grishno

13. http://www.youtube.com/user/wendyvainity. 

14. http://www.youtube.com/user/shaneduarte. 

15. NdT : équivalent du « manche à balai » dans les avions. 

16. NdT : feminazi slut. 

17. NdT : « Personne solitaire passionnée et obnubilée par des sujets intellectuels liés aux sciences (notamment les mathématiques, la physique et la logique) et aux techniques, ou de manière générale par tout sujet intellectuel auquel la majorité des gens accorde peu d’attention. », cf. Wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Nerd

18. Jim Sterling, « How Aliens are blatantly better than Predators », Destructoid, 9 février 2010, http://www.destructoid.com/how-aliensare-blatantly-better-than-predators-162754.phtml

19. Jim Sterling, « Why Penis Why?: MK vs. DC’s Kitana looks… lumpy », Destructoid, 5 août 2008, http://www.destructoid.com/why-peniswhy-mk-vs-dc-s-kitana-looks-lumpy-98300.phtml

20. Anna Anthropy, « An Open Letter to Destructoid on Jim Sterling’s Misogyny », Auntie Pixelante, http://www.auntiepixelante.com/?p=912. 

21. NdT : Do It Yourself (fais-le toi-même). 

22. Nintendo contrôle l’infrastructure par laquelle les jeux d’une durée de cinq secondes de Warioware: D.I.Y. sont distribués, ou existent même. De ce fait, la transmission de ces jeux de créateur à créateur est assez limitée. Ce que la plupart des créateurs font, en revanche, c’est de publier des vidéos d’eux-mêmes sur YouTube en train de jouer à leurs jeux. 

23. http://www.stencyl.com

24. http://scratch.mit.edu

25. NdT : Institut de Technologie du Massachusetts. 

26. NdT : que l’on peut traduire par « ultime coup de rein » ou « mode charrette ». 

27. Casey O’Donnell, « Quality of Life in a Global Game Industry », International Game Developers Association, http://www.igda.org/articles/codonell_global. 

28. Greg Costikyan, « Mothers, Don’t Let Your Children Grow Up to Be Game Developers », Play This Thing !, 3 avril 2009, http://playthisthing.com/mothers-dont-let-your-children-grow-be-game-developers. 

29. Auquel on peut jouer en ligne à l’adresse http://wethegiants.thegiftedintrovert.com. 

30. NdT : gameplay est généralement traduit par jouabilité en français. C’est un terme qui recouvre le rapport s’établissant entre un joueur et le jeu auquel il est en train de jouer. 

31. « Best of the Net: Art Game », Experimental Gameplay Project, 1er janvier 2010, http://experimentalgameplay.com/blog/2010/01/best-of-the-net-art-game

32. Greg Costikyan, « Maverick Award Speech », Man!festo Games, 14 mars 2007, http://www.manifestogames.com/node/3413.