Essais d’occupation

Une condition nécessaire, et peut-être suffisante, de ce qui fait un lieu est l’hospitalité. Cet endroit est-il accueillant ? L’est-il au contraire trop peu, trop mal ? Une évaluation est quantitative, c’est une mesure. Jacques Derrida a identifié la tension qui existe entre « la loi inconditionnelle de l’hospitalité illimitée », que l’on suspend ou trahit forcément pour protéger un chez-soi mais aussi pour « tenter de rendre l’accueil effectif, déterminé, concret, pour le mettre en œuvre », et les « lois de l’hospitalité » nécessairement conditionnées et conditionnelles, transformant « le don en contrat, l’ouverture en pacte policé ». Les lieux d’art évidemment se construisent dans ce jeu de l’hospitalité, courant le risque de recouvrir sa part vive par une maîtrise trop ascendante : scénographie contraignante des espaces accueillant le public, stratégies visant à la venue de spectateurs socialement déterminés, accueil sélectif des artistes.
Le dernier ouvrage d’Alexandre Friederich passe au crible de l’expérience cet espace qui ne cesse de mettre en scène son hospitalité : l’avion. easyJet (Allia, 2014) est une analyse du déplacement des corps à l’heure du low cost aérien à travers une trame narrative, celle éprouvée par l’auteur dans le but d’authentifier sa pensée. Cette lecture a contribué à structurer une des intentions de la revue – l’élaboration critique dans un geste littéraire. Elle a occasionné cette invitation ; l’hôte répond par l’angle de l’occupation, où le lieu s’invente par l’acte de présence.

 

 

ESSAIS D’OCCUPATION

 

L’école, la pharmacie, les bureaux sont logés dans des bâtiments, ces bâtiments occupent un lieu, ces lieux ont une adresse et figurent sur un plan : cela permet de les retrouver. Ils enferment une certaine qualité de temps : temps d’apprentissage, de soins ou de délassement, temps de travail. Ce temps est encadré par des lois, conformé par des règles. Si cela ne suffit pas (cela suffit de moins en moins), des représentants affectés à ces lieux incarnent le dispositif réglementaire, sonnent le rappel : dans une pharmacie on ne danse pas, l’école n’est pas un lieu où l’on se drogue.

Vous êtes-vous trouvé une seule fois, dans votre ville, au cours de l’année, dans un lieu dont le sens vous échappait complètement ? Les romanciers, les artistes, les psychologues, les responsables de prison, parce qu’ils savent combien le fait est rare, subvertissent cette vérité d’expérience : personnages égarés chez Robert Pinget, fous furieux des happenings de Paul McCarthy, cobayes de l’École de Palo Alto, camera silens où l’État allemand enferme les membres de la Bande à Baader.

Mais nous avons affaire ici à un choix délibéré d’effacement des repères. Au quotidien, les lieux sont identifiables et le temps qu’ils enferment nous assigne un rôle. Prenons un enfant. Introduit dans l’accélérateur de particules du CERN, il aurait certainement du mal à identifier le lieu ; son père déjà moins : quelques hypothèses et la fonction du lieu, son sens, lui apparaîtraient. Le sens apparaît parce qu’il a été donné pour être déchiffré et compris. Ces lieux prescriptifs, nécessaires (sans eux, ni ville ni vie sociale), ces lieux qui impriment nos vies dans des circuits sont des lieux pauvres. Au-delà de la soumission à laquelle nul n’échappe, chacun cherche des parades et lutte contre cette pauvreté. Les moyens sont le plus souvent intérieurs : critique, poésie, dérision, rêverie, nonchalance, distraction.

Une réorientation authentique de l’action des individus exigerait quant à elle de redistribuer le temps. Pour ce faire, les représentants les plus radicaux de la redistribution, qu’ils se revendiquent du pouvoir ou du contre-pouvoir, ont envisagé la destruction à grande échelle des bâtiments (Ceaușescu, Le Corbusier). Le cauchemar ayant été – en partie – évité, nous achoppons à nouveau à la difficulté initiale : nous décrivons nos trajectoires à l’intérieur de vastes ensembles bâtis formés de lieux saturés de sens qui nous guident autant qu’ils nous obligent.

Pourtant la fragilité de l’ensemble est extrême. Et l’intériorité, force première et disponible, également répartie entre tous les hommes et qui les dispose à devenir, s’ils veulent en prendre la peine, des personnes, devient le moyen éminent de la lutte contre une distribution autoritaire et asphyxiante du temps. Devenir une personne, au sens où l’entendaient des personnalistes tels que Denis de Rougemont, Emmanuel Mounier ou Gabriel Marcel, c’est d’abord s’affranchir du rôle étroit, fonctionnel, que nous impose une modernité conçue comme une machine collective.

C’est en vertu d’une telle force que François Augiéras, indigent et pensionnaire d’hospice dans le Périgord, écrit à la fin des années 1960 Domme ou l’essai d’occupation, récit d’une réinvention du lieu. Trop original, trop radical aussi, son cas n’est pas exemplaire. Disons qu’il fixe des limites. Et cela en trois mouvements. Refus des lieux pauvres. Retour au lieu primitif. Réoccupation.

Chassé des grands ensembles bâtis (continuons de les appeler ainsi), Augiéras dès l’âge de trente-cinq ans n’est plus rien : il est sans statut, sans foyer, sans fonction, sans orientation sexuelle, ennemi de toutes les religions, vagabond puis clochard. Et en quête permanente de lieux à créer. Ce sera le mont Athos (qui relève encore d’une distribution organisée du temps), le désert saharien (dans un avant-poste militaire), ce seront enfin une cabane abandonnée et une grotte.

Dans la société moderne, la grotte est un lieu sans affectation, sans distribution de temps, sans hommes et plus que tout, invisible, creusé dans le paysage, ici la falaise de Domme au-dessus de la rivière Dordogne. L’intérêt de l’expérience est d’offrir à notre lecture les étapes d’une occupation. Nous sommes en quelque sorte en-deçà de l’urbanisme et de la fonction, en-deçà du sens. Pour donner une image plus concrète, nous sommes dans l’avant-Paris, l’avant-fonction, l’avant-modernité. Avant le bâti et la société, au moment où toute chose peut devenir lieu.

Augiéras réside dans un hospice. Le régime est martial. Lever à l’aube, cantine, participation à l’entretien des dortoirs. À l’époque, Domme est déjà une ville visitée par les touristes. Augiéras ne frayera ni avec ces curieux ni avec l’autochtone. Il élargit son cercle, erre dans la campagne, longe les falaises. Une ferme se détache dans le paysage, il s’écarte. Plus qu’un itinéraire, qu’une recherche, il procède par divagations. L’incantation et la prière deviennent ses outils. Après divers essais d’habitation précaire, il s’installe dans une anfractuosité de la roche. Sa première pénétration du lieu mêle le pratique et le magique. Il force son chemin dans le noir, relève la tête avec prudence. Étend ses mains, sonde les limites : sol, plafond, bosses, trous.

Nous avons tous fait cette expérience : entrer dans une grotte. Pas Altamira, Chauvet ou Lascaux : une grotte négligée, un accident de la nature. Qu’y faisons-nous ? Nous en sortons. Augiéras reste. Il invente des cérémonies, invoque, chante, danse. De longues pages sont consacrées aux cérémonies d’appropriation. Créer de la lumière en allumant des morceaux de bougies ; créer un foyer en chauffant de l’eau pour le thé ; transformer la grotte en un lieu en y développant un cérémonial. Augiéras crée à partir de ce qui existait, une grotte, ce qui n’existait pas, un lieu. Et ce lieu est sans pareil. Incommensurable. Ni école, ni bureau, ni bâtiment. Rien qui reçoive un temps contrôlé. Ce lieu n’est pas transmissible. Il est occupé par essais et quand meurt Augiéras (en 1971), quand son intériorité cesse de résonner, le lieu disparaît.

De telles tentatives d’occupation ont lieu dans le monde entier. Leurs motivations sont variables, mais elles partagent des constantes. Du bâti industriel à Detroit, une montagne en Arménie, une rue de Belchite en Aragon, une zone blanche en banlieue de Paris, une gare sans train ou, comme à New York, le grand égout de l’Hudson où vivent des milliers de spectres : autant de lieux purgés de leur temps, de leur fonction, de leur destination. Les règles qui sont incri-tes dans ces lieux en passe d’être occupés sont déclarées nulles, effacées, oubliées. Commence l’acte de création.

Augiéras est traité de fou parce qu’il obéit à des motivations incompréhensibles, ne laisse derrière lui qu’un témoignage (Domme ou l’essai d’occupation, publié après sa mort), agit seul. D’une armée, nul ne dit qu’elle est folle, parce qu’elle organise le temps de manière explicite. Du moins est-ce son projet (lequel aboutit rarement). Quoiqu’il en soit, une armée ne crée pas un lieu, il faudrait pour cela que chaque soldat soit une personne obéissant à ses propres ordres et on ne fait pas la guerre avec des personnes mais avec des individus aux ordres.

Mais la solitude n’est pas pour autant la condition nécessaire de la création du lieu. Celle-ci est parfois collective. À preuve l’occupation récente de Bangkok. Peu importe les motivations politiques, ce qu’elles auront mis en évidence c’est la capacité à détourner un lieu massif, en l’occurrence la capitale de la Thaïlande. Le changement d’échelle est frappant. La grotte d’Augiéras mesure quelques mètres. Elle est basse de plafond, sombre et suspendue, broussailleuse et enveloppée. Bangkok est une mégapole de quinze millions d’habitants.

Or, fin décembre 2013, puis en janvier et février 2014, ce sont plus de trente mille personnes qui occupent le centre de la capitale thaïlandaise. Viennent à l’esprit des images de manifestants alignés sous des banderoles et des barricades, des coups de force. Images de télévision. Et ce sont en effet ces images que les télévisions du monde ont données. Mais il faut tenir compte d’un facteur qu’un carrousel d’images de quelques secondes ne peut traduire : trois mois d’occupation d’un territoire de vingt-cinq kilomètres carrés au centre de l’une des plus grandes villes du monde et sa transformation en un lieu neuf. Car très vite, plus aucune fonction ne tient : les avenues ne servent plus à rouler, les banques ne distribuent plus l’argent, les magasins disparaissent derrière les rideaux de fer, les trottoirs ne sont plus passants ; on y dort, on y mange, on y chante. L’ensemble bâti est inviolé (les occupants ont dressé des villages de tentes), mais le temps qu’il enfermait n’existe plus. Par la grâce de l’occupation, ce temps s’est volatilisé. Y a-t-il nouvelle distribution ? Un autre temps s’est-il substitué au temps classé, celui de l’argent, du calcul, du trafic, de l’efficacité ? Non. Ou plutôt, oui et non. Ce temps nouveau qui infiltre le bâti, circule dans les officines vides des banques, tourne au-dessus de carrefours sans voitures, traîne ici et là, est un temps d’incertitude, d’attente, de projets – les portes de la perception s’ouvrent. Et le lieu apparaît au fil de ces trois mois, changeant à chaque instant, selon l’humeur, les possibilités et les actes de création de trente mille personnes. Selon un ordre multiple mais intérieur.

Je me suis promené sur ces avenues, ces pont autoroutiers, ces esplanades. Je les connais pour les fréquenter depuis trente ans, mais de ces visites multiples, je ne rapportais que les images conventionnelles d’un temps organisé, tout entier résorbable dans la fonction. Le vaste Siam Center, un mastodonte commercial aux étages marbrés offrant plusieurs milliers de boutiques, devenait soudain, sous l’effet de la réappropriation des alentours par les occupants, un étrange coffre-fort des habitudes compulsives de la nouvelle bourgeoisie thaï. Les bureaux, palissadés, toutes enseignes éteintes, ressemblaient à des coquilles vides échouées sur une plage. Et au fil de la promenade, je percevais les mouvements souterrains d’une volonté aimable, généreuse, impatiente, opposant par une série d’actes minuscules et timides son utopie à la réalité pesante des lieux arraisonnés et prescriptifs.

Parler d’ordre quand on parle d’intériorité peut sembler paradoxal. Augiéras, affamé, travaillé par une extrême solitude, organisait des rituels pour dompter le temps. Les manifestants du « Bangkok shutdown » fabriquent leurs propres règles. Ce qui distingue le désordre de l’anarchie, c’est que l’anarchie permet la vie, l’approfondissement, elle propose et fonde. Si elle implique le refus du temps enfermé, du temps encadré par des lois et conformé par des règles, c’est dans un but de dépassement. Elle ordonne le monde partagé à partir de la vie réelle.

L’inverse, la réduction de la personne à l’individu et de l’individu à la fonction, sonne le glas de l’humanité. Le devenir-machine de l’homme qui hantait les auteurs d’anticipation classique, de Huxley à Skinner ou Gibson, promet l’inscription de l’histoire dans un présent éternel qu’on pourrait identifier à la mort. Dans ces conditions, non seulement toute possibilité de bâtir un lieu serait perdue, mais si la construction par l’extérieur allait à son terme (à noter qu’aujourd’hui, personne ne sait si un individu peut survivre dans de telles conditions), aucune réoccupation ne serait plus possible : ni de soi, ni d’aucun lieu.

Inquiet de savoir ce qu’il en était dans mon cas, j’ai porté dans la montagne suisse, au mois de septembre 2013, cent kilos de matériel, surtout de l’eau et des pâtes. J’avais en vue une montagne à vaches proche de mon lieu de résidence en Gruyère, le Lac Noir. Au cours des repérages, parti sans carte ni boussole, je me suis perdu. Cela m’a valu de découvrir au bout de douze heures de marche un col secondaire fait de pâtures, de rocs fichés et de trous de météores. C’est là que j’ai installé mon bivouac, à deux mille mètres, dans la région de l’Obersimmental (partie alémanique de la Suisse), au milieu d’un cirque. Ma tente ressemblait à celles qu’utilisaient les occupants de Bangkok sur l’avenue Rama 1. Je n’ai emmené ni radio ni téléphone. Pas de papier, pas de stylo. Une partie de mes vivres était cachée dans un bunker de l’armée (pour la protéger des animaux). Le premier village était à trois heures de marche. Plus près, à une heure, un armailli tenait un alpage. Le col étant sans intérêt, il était peu probable que je sois dérangé. Je me suis couché sur le dos, la tête légèrement surélevée pour avoir accès au paysage et je suis resté là, inerte, vingt jours durant. Au troisième jour, il a neigé. Trente centimètres de poudreuse. Je n’ai pas bougé. Il a plu. Un jour, deux jours, une semaine. Mouillé, détrempé, frigorifié, je me suis tenu à ma décision : ne pas bouger. À la fin de la première semaine, le gardien des montagnes – j’ignorais qu’il existât jusque dans les lieux reculés des représentants chargés de faire respecter le règlement des villes – m’intima fusil sous le bras de décamper. Je n’en fis rien et poursuivis mon projet : observer comment s’écroulait ma perception convenue du lieu, voir si surgirait un autre lieu, bâti à partir de mes impressions et de la saisie des bruits, des rares mouvements, de l’allongement du temps et de l’immobilité insupportable de mon corps, si l’on pouvait, à partir de soi, défaire l’identité d’un lieu (montagne à vaches, passage pour randonneurs, territoire du gardien, refuge militaire, etc.) et la refaire pour la porter à une incandescence nouvelle.

 

Alexandre Friederich